Les camps de concentration du Québec : cicatrices de guerre.

«Des prisonniers de guerre allemands qui s’étaient échappés retournèrent volontairement au Camp Ozada, en Alberta, après s’être retrouvés face à un ours grizzly». Homeland stories: Ennemies Within

Si le visage du Québec n’a pas été défiguré comme celui de l’Europe suite aux deux guerres mondiales qui ont secoué le XXe siècle, il a néanmoins ses cicatrices de guerre, notamment celles laissées par les camps de concentration. Leur présence au Québec est méconnue, tant nos imaginaires sont marqués par l’image classique des camps de la mort nazis. Or, les camps du Québec sont forts différents…

Carte des camps canadiens de la Première Guerre. Document de la Ukrainian Canadian Civil Liberties Association. On y voit trois camps au Québec: À Beauport, Valcartier et celui de Spirit Lake, en Abitibi.

Carte des camps canadiens de la Première Guerre. Document de la Ukrainian Canadian Civil Liberties Association. On y voit quatre camps au Québec: À Montréal, Beauport, Valcartier et celui de Spirit Lake, en Abitibi.

Peut-on vraiment parler de « camps de concentration »?

Selon la définition du Petit Robert, un camp de concentration est un « lieu où l’on groupe, en temps de guerre ou de troubles, les suspects, les étrangers, les nationaux ennemies » (1). D’autres sources parlent plutôt de « camp d’internement ». L’internement signifie : « la détention dans un camp de concentration ». C’est donc le bon terme.

Camp de détention de Spirit Lake, district d'Abitibi, QC, 1916 (?)

Camp de détention de Spirit Lake, district d’Abitibi, QC, 1916 (?)

L’expression nous fait quand même penser à ceux de l’Allemagne nazie où on exécutait froidement les prisonniers. Les camps du Québec ne sont pas à cette image: on n’y exécute pas les détenus et ceux-ci ne sont, d’ordinaire, pas violentés. Leurs conditions varie beaucoup d’un camp à l’autre. Si on observe des photos d’archive du Camp de Spirit Lake, on peut voir que les gens y vivaient parfois dans des tentes en plein hiver! Ailleurs, à l’opposé, des témoignages mentionnent que les prisonniers mangent mieux que la population locale rationnée.

Durant la Grande Guerre de 1914-1918, ce sont au total 24 camps qui sont construits à travers le Canada. Le premier d’entre tous est construit à Montréal, le 30 Août 1914, et est très rapidement suivi de nombreux autres, qui «poussent» à quelques jours d’intervalle les uns des autres. En tout, quatre camps seront construits au Québec pendant cette période: un à Montréal, un à Beauport le 28 décembre 1914, un à Valcartier et un autre à Spirit Lake le 13 janvier 1915 (Cliquez ici pour voir la liste complète: Camps 1ère Guerre mondiale).

Pendant la Seconde Guerre mondiale de 1939 à 1945, on compte 26 camps à travers le Canada, dont 10 sont au Québec. Si la liste des camps gardée par Bibliothèque et Archives Canada recense plutôt 31 camps, dont 14 au Québec, elle nous informe également que 5 de ces camps n’ont jamais servis ou ont changé de vocation (Cliquez ici pour la liste complète: Camps 2e guerre mondiale).

Prisonniers de guerre allemands fumant et lisant, Farnham, QC, 1944 (Musée McCord).

Prisonniers de guerre allemands fumant et lisant, Farnham, QC, 1944 (Musée McCord).

À son apogée, en 1944, le Canada détient 34 193 prisonniers répartis dans ces camps (2). Toutefois, ces prisonniers ne sont plus, pour la très grande majorité, des citoyens étrangers, mais des prisonniers de guerre envoyés ici de la Grande-Bretagne. Parfois même des officiers nazis hauts gradés. C’est là la grande différence avec la précédente guerre, dont la plupart des détenus étaient des citoyens canadiens d’origine étrangère; «l’ennemi intérieur».

Le Canada et la Loi sur les Mesures de Guerre

Peu après l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne dans la Première Guerre mondiale en août 1914, le Canada publie un décret en vertu de la Loi sur les mesures de guerre, qui donne au gouvernement la pleine autorité de  faire tout ce qui sera jugé nécessaire pour assurer «la sécurité, la défense, la paix, l’ordre et le bien-être du Canada».  La Loi permet, entre autres, la censure des médias, la détention sans jugement ou preuve valable, la déportation sans procès, l’expropriation et le contrôle de toute propriété.

«Pendant la Première Guerre mondiale, le monde était séparé en six, il y avait des alliances. L’Allemagne, L’Autriche-Hongrie et l’Italie, c’étaient nos ennemis. Nous, on était avec la Grande-Bretagne, la France, la Russie. Tous les immigrants de nationalité ennemie ont été mis en prison.» – Louise Fillion, coordonnatrice du camp Spirit Lake, devenu un musée.

Ces mesures extraordinaires requièrent l’enregistrement, et parfois l’emprisonnement, de tous les « étrangers » ou Canadiens d’origines étrangères: ce qui inclut plus de 80,000 Canadiens. Entre 1914 et 1920, un grand total de 8 579 Canadiens ont été enfermés. De ces 8 579 captifs, seuls 2 321 étaient catégorisés « prisonniers de guerre » (3).

«En temps de guerre, les ennemis, on peut faire n’importe quoi avec. Les gens leur crachaient dessus, les frappaient, assure Mme Fillion. Même dans les grandes villes, ils ne pouvaient pas travailler.» – Louise Fillion.

Paradoxalement, beaucoup de ces immigrants sont débarqués au Canada au début des années 1900, charmés par les promesses de vie meilleure du gouvernement canadien. Mais une fois la guerre déclarée, ils ont été victimes de racisme (4). La même Loi sur les mesures de guerre a été utilisée durant la Seconde Guerre mondiale contre les Japonais, les Italiens et les Allemands canadiens. C’est, encore une fois, la même Loi qui est invoquée par le gouvernement de Pierre-Elliott Trudeau en 1970 en réaction à la crise d’octobre qui secoue le Québec.

Première guerre: l’ennemi intérieur

Manège militaire de Beauport. Comparaison d'hier et aujourd'hui.

Manège militaire de Beauport. Comparaison d’hier et aujourd’hui.

Répartis dans la plupart des provinces, les camps de détention sont installés dans des endroits variés: bases militaires, usines louées, bâtiments gouvernementaux, etc. Le premier camp (temporaire) de Québec est à Montréal et est rapidement suivi par un premier camp permanent: celui de Beauport, emménagé au sous-sol du Manège militaire. Ce dernier servit à emprisonner environ 12 personnes entre les années 1914 et 1916 (5). Il y en aura deux autres : un sur le terrain de la garnison Valcartier et un dernier à Spirit Lake en pleine forêt boréale, à 8 kilomètres d’Amos…

Figure 6 : Reconstitution du plan au sol du secteur du camp à partir des photos d'archives. 1-Baraques des détenus, 2- Cuisine des détenus, 3-Lieux d'aisance des détenus, 4- Bâtiments à fonction indéterminée, 5- Boulangerie, 6- Cuisine, 7- Magasin, 8- Entrepôt, 9- Bâtiments administratifs ?, 10- Baraques des soldats, 11- Bâtiments à l'usage des soldats (réfectoire ?), 12-Bâtiments à fonction indéterminée, 13- Guérite, 14- Entrée principale du camp, 15- Passerelle

Figure 6 : Reconstitution du plan au sol du secteur du camp à partir des photos d’archives.
1-Baraques des détenus, 2- Cuisine des détenus, 3-Lieux d’aisance des détenus,
4- Bâtiments à fonction indéterminée, 5- Boulangerie, 6- Cuisine, 7- Magasin, 8- Entrepôt,
9- Bâtiments administratifs ?, 10- Baraques des soldats, 11- Bâtiments à l’usage des soldats (réfectoire ?), 12-Bâtiments à fonction indéterminée, 13- Guérite,
14- Entrée principale du camp, 15- Passerelle

«Des 24 camps ouverts lors de la Grande guerre, seuls cinq présentent le modèle typique du véritable camp de détention avec des baraques en rangée, regroupées autour d’un champ de parade et entourées d’une haute clôture de barbelés. Parmi les quatre camps situés au Québec, celui de Spirit Lake était le seul à partager ces caractéristiques» (6)

De 1915 à 1917, jusqu’à 1 200 détenus et plus de 150 femmes et enfants sont internés au camp de Spirit Lake. Le camp est l’un des deux seuls camps canadiens à accueillir les familles des détenus: un village est construit à 1,6 km du camp pour les loger. Afin d’assurer la surveillance, une garnison d’environ 200 soldats et officiers y était stationnée en permanence.

Deuxième guerre: geôlier de la Grande-Bretagne

Jusqu’à la fin de la guerre, le Canada accueille ainsi plus de 35 000 prisonniers allemands, dont plusieurs pilotes, commandants de sous-marins et certains officiers parmi les plus haut gradés de l’armée allemande (7). Ces prisonniers ne sont plus des citoyens étrangers, mais des prisonniers de guerres envoyés ici par la Grande-Bretagne. En juin 1940, un premier contingent de 3 000 prisonniers de guerre allemands débarquent sur le sol canadien au port de Halifax. Ils sont conduits par train, dans le plus grand secret, dans des camps isolés dans le nord de l’Ontario et dans les Rocheuses.

La plupart des 26 camps – hormis celui de Fredericton – sont répartis dans 3 provinces: le Québec, l’Ontario et l’Alberta. Au Québec, plusieurs camps sont situés en Montérégie et en Estrie, plus précisément à Farnham, Grande-Ligne, Sherbrooke et L’Île-aux-Noix. Des camps forestiers employant des prisonniers allemands sont ouverts aux confins de la Mauricie et de l’Abitibi et dans le secteur de Dolbeau au Lac-Saint-Jean. Plusieurs camps, jugés trop près des villes, ne resteront pas longtemps en activité. C’est le cas de celui des Plaines d’Abraham…

Le faubourg de la misère

Les Plaines d’Abraham vont, en effet, accueillir temporairement des prisonniers de guerre. En 1940-1941, le ministère de la Défense nationale fait construire une quarantaine de bâtiments destinés à une vocation de camp de concentration et d’hôpital militaire sur la partie des Plaines nommée Cove Fields, au pied de la Citadelle.

Les baraques militaires devenues le village des pauvres sur les plaines d’Abraham entre 1945 et 1952. Source : Archives de la Commission des champs de bataille nationaux.

Les baraques militaires devenues le village des pauvres sur les plaines d’Abraham entre 1945 et 1952.
Source : Archives de la Commission des champs de bataille nationaux.

Pendant quelques mois en 1940, les bâtiments servent de camps pour les prisonniers, connu comme le camp «L» . Les premiers prisonniers arrivent en juillet 1940. En tout, quelque 800 détenus se partagent huit baraques. «Un des réfugiés détenus au camp de Cove Fields à Québec est nul autre que le petit-fils de l’empereur Guillaume d’Allemagne, le prince Frédéric de Prusse. Cousin du roi d’Angleterre, celui-ci avait préféré suivre ses compatriotes en internement plutôt que d’accepter un poste en Grande-Bretagne.» (7)

À la fin de la guerre, les bâtiments devaient être démolis, mais en 1945 une pénurie de logements frappe la ville et de nombreux ménages se retrouvent à la rue. Avec la permission du gouvernement fédéral, la ville loue donc une vingtaine de baraques pour y loger quelques familles. L’année suivante y apparaissent une école et une chapelle. L’endroit se développe rapidement, trop rapidement. La population vit dans un tel état de délabrement qu’on appelle désormais cet endroit le « faubourg de la misère » ou « punaise-ville ». Cet enchevêtrement de baraques défigure les Plaines et répugnent les touristes. Peu à peu, les autorités relogent les familles et détruisent les bâtiment au fur et à mesure de leur évacuation. Les derniers habitants du «faubourg de la misère» quittent les lieux en mai 1951 (8).

Pourquoi ressasser ces histoires de misères? D’abord, par curiosité intellectuelle. Ensuite, pour jeter la lumières sur les histoires oubliées. Par souci de vérité. Par respect pour la mémoire et la dignité de tous ceux qui nous ont précédés.

Samuel Venière

PS. Pour ceux qui préfère l’histoire en images plutôt qu’en mots: à voir l’excellent documentaire « Les camps de concentration secrets du Québec et Canada ». Bon visionnement!

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1. Petit Robert 2006. Article Camp de concentration, p. 338.

2. Encyclopédie canadienne. Article Internement. http://www.thecanadianencyclopedia.com/fr/article/internment/

3. Blogue: Aletho News. Canada’s Concentration Camps – The War Measures Act. http://alethonews.wordpress.com/2010/10/10/canadas-concentration-camps-the-war-measures-act/

4. Le Québec et les Guerres mondiales. La cave du manège militaire de Beauport: la prison des «étrangers ennemis». http://www.lequebecetlesguerres.org/la-cave-du-manege-militaire-de-beauport-la-prison-des-etrangers-ennemis/

5. Blogue: Voix de faits. Un camp de concentration à Beauport. http://voixdefaits.blogspot.ca/2011/08/un-camp-de-concentration-beauport.html

6. Association des Archéologues du Québec. Le camp de détention de Spirit Lake en Abitibi : vestiges d’un complexe carcéral de la Première guerre mondiale. http://www.archeologie.qc.ca/passee_spiritlake_fr.php?menu=3

7. Archives de Radio Canada. Prisonniers de guerre derrière les barbelés canadiens. http://archives.radio-canada.ca/guerres_conflits/prisonniers_guerre/dossiers/1553/

8. Commission des champs de bataille nationaux: Plaines d’Abraham. Huttes militaires; camp de prisonniers; faubourg de la misère – 1940-1952. http://www.ccbn-nbc.gc.ca/fr/histoire-patrimoine/histoire-site/parc-dans-ville/#huttes

«Escape attempts continued throughout the war. Escaped German PoWs returned to Camp Ozada in Alberta voluntarily after encountering a grizzly bear» – Homeland stories: Ennemies Within (traduit de l’Anglais par moi-même pour les besoins du site).

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11 réflexions sur “Les camps de concentration du Québec : cicatrices de guerre.

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  3. Ils sont conduits par train, dans le plus grand secret, dans des camps isolés dans le nord de l’Ontario et dans les Rocheuses.

    Selon mes parents et les vieux du village, il y aurait eu un camp d’Allemands à Sultan, Ontario à l’est de Chapleau, Ontario dans le nord de l’Ontario. Ceux-ci aurait travaillé dans le moulin à scie ou comme bucherons, comme les francophones.

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    • Cher Samuel Veniere,

      je fais des recherches sur le sujet du camp de concentration que etait construite a Montreal pendant la premiere guerre mondiale. Peux tu me donner un tuyau ou je pourrais trouver des informations? Je suis encore un peu perdu. Merci beaucoup – Lisa

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      • Bonjour Lisa

        J’ai trouvé très peu d’information sur le camp de Montréal. Le « Camp S », comme on l’appelle aussi, a été en opération du 14 août 1914 au 30 novembre 1918. Il est situé sur l’île St-Hélène. Sur le site de « Bibliothèque et Archives Canada » (qui demeure la meilleure source d’information) on précise ainsi le type de bâtiment utilisé: Immigration Hall.

        À travers mes lectures, j’ai pu constater que l’établissement de Montréal était souvent qualifié de « temporaire », dans l’attente que les camps dits « permanents » soient prêts à accueillir des prisonniers. Vu la nature du bâtiment, c’est sans doute le lieu où étaient triés les immigrants récemment arrivés au Canada et contenait, conséquemment, des cellules d’internement provisoires pour les immigrants d’origine « ennemie ».

        Pour plus d’infos, je t’invite à consulter le site des Archives du Canada [ http://www.collectionscanada.gc.ca/005/005-1142.27-f.html ]

        Cet ouvrage, que je n’ai malheureusement pas lu, semble aussi contenir des données pertinentes:
        – Kordan, Bohdan (2002), Enemy Aliens: Prisoners of War: Internment in Canada During the Great War, Montreal-Kingston: McGill-Queen’s University Press.

        Pour plus de précision sur le camp de Montréal de la Première Guerre, je te suggère de faire des recherches web avec à partir des termes et des infos que je t’ai fournis plus haut. La bibliographie de l’article peut aussi t’aider à orienter tes recherches.

        Si tu as d’autres questions, n’hésite pas. Je tenterai d’aider comme je le peux.
        Bonne chance!

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    • Merci. En effet, l’histoire peut être très surprenante. D’ailleurs, c’est exactement mon modus operandi pour dénicher de bons sujets: je sais que je tiens un bon sujet quand j’éprouve ce sentiment d’étonnement en découvrant quelque chose. Et croyez-moi, ceci arrive souvent 😉 . En espérant que vous reviendrez me lire.

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    • Il ne s’agit pas de plagiat, puisque la source est citée. De plus, la license de droits que j’ai accordé à ce site permet à quiconque de réutiliser ces textes tant que la source est citée, sauf pour utilisation commerciale. Mais je vous remercie de votre vigilance. Certaines personnes sont parfois mal intentionnées. Dans ce cas ci, je crois que nous n’avons plutôt affaire qu’à une amoureuse d’histoire 😉

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  4. Pour ceux que cela intéresse très bon livre sur le même sujet,

    ‘’ Trot loin de Berlin’’ des prisonniers allemands au Canada (1939-1946) écrit par Yves Bernard et Caroline Bergeron au édition septentrion.
    ‘’The german we Keep pow’’ sur Youtube.
    Et aussi ‘’ The enemy within’’ réaliser par Eva Colmer trouver sur le site de l’ONF.

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