La Maison Blanche de Québec: fief d’un redoutable homme d’affaire

« La mémoire est une ingrate, quand elle nous apprend un nom, elle nous en fait bien vite oublier un autre. »– Adolphe Houdetot

L’autre soir, j’ai pris une courte marche jusqu’à la Maison blanche. Non pas la résidence présidentielle à Washington (Google Map m’informe que cela me prendrait à peu près 228 heures pour m’y rendre à pied, ce que qui n’est exactement l’idée que je me fais d’une « courte » marche), mais plutôt la maison construite en 1678 par Charles Aubert De La Chesnaye, le plus riche homme d’affaires de l’époque en Nouvelle-France.

De Fer 1696

Carte du siège de Phips par Nicolas De Fer, 1696. Cette carte est une découpe faite pour l’article présent, mais on on remarque, sur la carte d’origine, plusieurs propriétés adjacentes à la Maison appartenant à De La Chesnaye. (Crédits BanQ) (1)

La carte qui précède a été produite par Nicolas De Fer, géographe, marchand de cartes et d’estampes réputé, pour illustrer le siège de Québec par William Phips en 1690. Une date qui marque notre imaginaire grâce à la fameuse phrase de Frontenac, trop fier pour ne répondre aux Anglais par autre chose que « la bouche de ses canons ». Il est toujours amusant de rappeler, à propos de cet épisode, qu’il s’agissait en fait là d’un de ces bluffs terribles qui a parfois été suffisant pour déjouer l’histoire. En réalité, la position de Frontenac était, on le sait, beaucoup moins avantageuse qu’il ne le laissait croire :

En ce jour d’octobre 1690, l’amiral Phips, sûr de lui, envoie le major Thomas Savage auprès de Frontenac. Dès que l’émissaire anglais débarque sur la côte, on lui bande les yeux. On ne tient pas à ce qu’il voit la faiblesse des défenses de la ville. De plus, dans l’espoir de lui faire croire que le chemin qui mène au fort est infranchissable, deux sergents lui font emprunter des sentiers impraticables. Puis, pour le convaincre que Québec regorge de défenseurs, de surcroît nullement impressionnés par la présence de tous ces navires ennemis sur les eaux du Saint-Laurent, quelques habitants rient, courent autour de l’émissaire et se rangent comme si une foule compacte fermait le passage. Enfin, pour s’assurer que l’effet désiré soit bien obtenu, une douzaine d’hommes, passant et repassant autour de lui, le pressent et le bousculent tout au long du trajet. – Pierre Rousseau – Historien et archiviste (2)

La ruse portera ses fruits! Toujours est-il que cette année là, une intrigante mention est présente sur la carte de De Fer:  « La Maison Blanche ». Vous êtes sans doute déjà passé devant un nombre incalculable de fois sans avoir connaissance qu’il s’agit peut-être de la seconde résidence la plus ancienne de Québec, après la Maison Jacquet (Anciens Canadiens). Car cette demeure existe encore aujourd’hui, au 870 rue St-Vallier est. C’est la résidence secondaire de Charles Aubert De La Chesnaye, un des hommes les plus influents de son temps.

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La Maison blanche, telle qu’elle apparaît aujourd’hui. Crédits Samuel Venière

À la conquête du Monde

Chesnaye

Charles Aubert De La Chesnaye (Source: DBC Canada)

Charles Aubert de la Chesnaye est un curieux personnage. Homme modeste devenu riche, nous n’avons pourtant toujours aucune idée de quand et comment il a acquis sa fortune (3). Toujours est-il qu’il parvint à se procurer, par l’entremise d’enchères en France, le monopole de Tadoussac sur la traite des fourrures et les taxes sur les peaux de castor et les peaux d’orignal en 1663, pour la coquette somme de 46 500 livres. Il en va ainsi des affaires coloniales, en France.

Il possède des entrepôts  à Québec qui lui rapportent gros. Si gros que cela dérange. En 1664 les  habitants de Québec l’accuseront de vendre ses marchandises à des prix dépassant le tarif imposé, ce que notre homme ne niera qu’en partie. C’est là une affaire ne lui nuira aucunement, car la même année, dans la foulée du grand projet du roi de réorganiser les colonies, le Canada devient la propriété de la Compagnie des Indes occidentales. Homme d’une influence surprenante, De La Chesnaye devient le représentant de cette compagnie en 1666. Colbert, l’illustre ministre des finances du Royaume lui-même, reprendra à peu près ses arguments pour répondre par la négative à l’intendant Talon luttant contre ce monopole et qui, selon lui, nuit à l’initiative des colons. Il devient progressivement le maître de toute une ramification d’industries et de commerces, allant de l’exploitation minière et forestière en passant par  la pêche, la fabrication de briques, etc. Bref, en quelques années à peine, De La Chesnaye est devenu l’homme d’affaire le plus en vue de son temps au Canada. Insatiable, il part à la conquête commerciale de l’Europe.

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Verres et monture de lunettes, cachet de cire, perles de verre, peigne et poignée de chantepleure, retrouvés dans la maison de Charles Aubert De La Chesnaye, contexte 1679-1700. Collection archéologique de référence de Place-Royale, photographie Brigitte Ostiguy. (4)

De 1672 à 1678, il réside à La Rochelle, d’où il tire plus aisément les ficelle de son entreprise lucrative et s’insère dans la haute finance française. Il devient une des figures de proue de cette métropole au cœur des relations France-Canada, s’imposant comme un un maillon incontournable du commerce transatlantique.

La Chesnaye fut une des figures les plus en vue du monde des affaires de La Rochelle, qui était alors une ville très animée. –  Dictionnaire biographique du Canada

En 1678, de retour a Québec (C’est là qu’il entreprendra la construction de la Maison blanche), la nécessité de répondre à un engagement commercial l’oblige à hypothéquer tous ses bien, et donc à en faire l’inventaire dans un acte notarié nous donnant une vue d’ensemble de l’étendu de sa fortune: elle se chiffre à 476 000 livres, soit l’équivalent d’un peu plus de 1 000 000$ actuels (5). Ce n’est là que l’inventaire de ses biens, car sa véritable fortune se trouve dans ses investissements, qui lui rapportent gros (dès 1680, il effectue des transactions commerciales qui, individuellement, dépassent ce montant).

Malgré sa richesse, De La Chesnaye vit relativement humblement en sa demeure, et réinvesti presque tous ses gains dans les affaires coloniales, souvent à pertes.

Contrairement au marchand forain, qui repartait en France avec les bénéfices réalisés dans son commerce au Canada, La Chesnaye plaçait ses gains dans la colonie et prêtait de l’argent aux habitants. Ce sont en grande partie ces méthodes qui, malheureusement, le conduisirent en fin de compte à la ruine ; et c’est sans doute ce qui explique pourquoi si peu de gens suivirent son exemple. – Dictionnaire biographique du Canada

Le déclin de l’empire américain

L’année 1682 marque le début du déclin. Un plus tôt, il fondait, avec Pierre-Esprit Radisson, la Compagnie de la Baie d’Hudson, afin de faire compétition à la compagnie anglaise du même nom. Mais les rapports se dégradent entre les deux hommes, et la compagnie affiche rapidement des pertes énormes. Et puisqu’un malheur ne vient jamais seul, un incendie détruit plusieurs entrepôts lui appartenant la même année en basse-ville de Québec. Encore là , il épuisera toutes ses réserves pour prêter de l’argent aux citoyens de Québec qui, eux, ont tout perdu.

Cela ne l’arrête pas. Il n’a de cesse d’investir dans la colonisation et d’acheter d’autres seigneuries: Madawaska, sur la rivière Saint-Jean; Yamaska, sur la rive sud du Saint-Laurent, près de Trois-Rivières, Saint-Jean-Port-Joli et Le Bic, en aval de Québec, Percé, conjointement avec nul autre que Pierre Denys de la Ronde, un autre redoutable homme d’affaire. Il administrera ces propriété pendant de nombreuses années, investissant, le plus souvent, à perte dans leur développement.

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la Maison blanche, résidence de Charles Aubert De La Chesnaye. Crédits: Nicolas Roberge Flickr

Même si ses meilleures années sont derrière lui, De La Chesnaye complète son cursus honorum (littéralement « la carrière des honneurs » en latin, expression par laquelle les Romains décrivaient le parcours professionnel menant à la politique) en 1693, alors qu’il est anoblit par Louis XIV, en remerciement pour ses efforts de colonisation. Loin de de se désintéresser des affaires (Il a alors 61 ans), il demeure actif dans le commerce jusqu’à la fin de sa vie en 1702, n’arrêtant de souffler qu’une fois le rang des plus grands financiers de son époque atteint. Profondément pieux (sur 35 livres de sa bibliothèque, tous sauf trois sont religieux), il est aussi le reflet des préoccupations de son temps:

Certains historiens ont fait remarquer que la société, profondément catholique, de l’ancien régime n’approuva jamais entièrement le mode de vie de la bourgeoisie, qui était fondé sur les gains illicites et sur le profit. Les bourgeois, afin de dissiper ces doutes et de se faire accepter, versaient une partie de leur argent en legs et en dons aux églises et aux communautés religieuses. L’exemple de La Chesnaye semble confirmer cette thèse. -DBC

Des marques dans la ville

La Maison Blanche maison est la deuxième résidence de De La Chesnaye, construite en 1678. Il la construit sur ce qui s’appelle alors le fief Saint-Joseph, ou de l’Espinay, qui sétend de l’actuelle rue Saint-Vallier jusqu’à la rivière Saint-Charles. Sa demeure principale, qui lui sert aussi d’entrepôt, se trouve plutôt sur la rue Sault-au-Matelot, près du petit Champlain, où une plaque commémorative nous rappelle son passage:

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Plaque posée à même le bâtiment qui occupe aujourd’hui la demeure de De La Chesnaye, aux angles des rues Côte de la Montagne et Sault-au-Matelot. Crédits Samuel Venière

 

De La Chesnaye se maria trois fois, chaque fois à d’éminentes familles canadiennes. En 1664, il épousa Catherine Gertrude, agée de 15 ans, la fille de Guillaume Couillard et de Guillemette Hébert (fille de Louis Hébert) , mais elle meurent la même année en donnant naissance à leur fils.  En 1668, il se marie avec Marie-Louise Juchereau de La Ferté, fille de Jean Juchereau. Elle meurt à 26 ans, à La Rochelle. Il épouse ainsi, en troisième noce, Marie-Angélique, fille de Pierre Denys de la Ronde. 11 enfants, résultats de ces mariages, atteindront l’âge adulte. L’un d’eux, Pierre, est l’arrière-grand-père de l’auteur du roman les Anciens Canadiens, Philippe-Joseph Aubert de Gaspé.

Agrandie, incendiée, reconstruite en partie, la Maison Blanche a supporté les épreuves du temps. Haut lieu des personnages de pouvoir, elle fut, après De La Chesnaye, la résidence d’Henry Hiché (Qui donna son nom au Faubourg Hiché, le plus ancien de Québec, qui est aujourd’hui St-Roch) et de William Grant, un Anglais qui s’empara de tout le faubourg après la conquête (8), avant de devenir le Manoir Saint-Roch.

Il y a de ces lieux séculaires dont on ignore l’existence et qui, pourtant, sont une partie indispensable de notre passé, de notre identité historique. Mais quand on ne sait pas, on ne peut avoir un regard clair sur les choses. La prochaine fois que vous passerez dans le coin, gageons que vous jetterez désormais un bref coup d’œil, en vous souvenant, peut-être, que là se sont peut-être scellés des enjeux auxquels nous devons beaucoup.

Bbibliographie

  1. Quebec ville de l’Amérique septentrionale dans la Nouvelle France avec titre d’eveché, BAnQ en ligne.
  2. Pierre Rousseau, Le fin mot de l’histoire: «Par la bouche de mes canons» — Louis de Buade, comte de Frontenac et de Palluau ,  Le Devoir 7 juillet 2003.
  3. AUBERT DE LA CHESNAYE, CHARLES, Dictionnaire Biographique du Canada
  4. Maison De La Chesnaye, Patrimoine: l’archéologie à Québec, Ville de Québec.
  5. Ibid.
  6.  Saint-Roch: Un quartier en constante mutation, Les premiers Résidents. Les Quartiers de Québec, Ville de Québec.
  7.  http://www.chaletestrie.com/
  8. http://www.archeologie.qc.ca/images/articles/VQ_CahierArcheologie_Lres.pdf

3 réflexions sur “La Maison Blanche de Québec: fief d’un redoutable homme d’affaire

    • Je l’ignorais, mais cela ne me surprend pas! Je vois sur le Dictionnaire biographique du Canada, qu’ils ont entre autres travailler ensemble au sein de la Compagnie des Indes occidentales. Je crois qu’on ne pouvait éviter de s’y associer, d’une certaine manière, lorsqu’on voulait faire du négoce sérieux, en Nouvelle-France et dans ces années. On n’a souvent pas idées de la quantité d’efforts qui ont dû être déployés par ces hommes et des difficultés encourues pour faire de la colonie ce qu’elle est devenue. Même si certains s’en mettaient pleins les poches en profitant du commerce colonial, d’autres comme De La Chesnaye, œuvraient à la faire fructifier de l’intérieur, en investissant souvent à pertes. Ces noms méconnus sont aussi nos héros, même s’ils sont souvent dans l’ombre des héros militaires, et méritent une place au panthéon de la mémoire collective.

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