Le Régiment de Carignan-Salières: piliers de l’histoire canadienne

« Ceux-cy nous ont toujours fait la guerre, quoy qu’ils ayent quelquefois fait semblant de demander la paix » Journal des jésuites, chapitre 5: Du païs des Iroquois et des chemins qui y conduisent, An 1665.

Aujourd’hui, j’aimerais vous partager un texte que j’ai rédigé l’an dernier avec l’historien Laurent Turcot pour sa chaîne Youtube L’histoire nous le Dira, une chaîne dédiée à la vulgarisation de l’histoire qui a récemment reçue le prestigieux prix du public pour le Prix Youtuber Histoire dans le cadre du salon Histoire de Lire – Versailles et que je vous incite fortement à visiter! Je joins également ici la vidéo, pour que vous puissiez apprécier les deux versions de cette capsule sur un événement fondateur de notre histoire:

Créée il y a tout juste un an, la chaîne l’Histoire nous le Dira rassemble aujourd’hui près de 60 000 abonnés!

Le régiment de Carignan-Salières: ce nom vous dit probablement quelque chose. On dit que plus d’un million de Canadiens et Canadiennes descendraient aujourd’hui de ces soldats venus défendre la Nouvelle-France (1), dont un Québécois sur 10.

Plusieurs municipalités portent encore le nom de leurs officiers, comme Longueuil, Berthier, Verchères, et Chambly, par exemple (2). Des forts militaires construits de leurs mains sont aujourd’hui des centres d’interprétation historique reconnus. Nombreux sont ceux qui considèrent ces soldats comme les piliers de notre histoire (3).

Mais qui sont ces hommes qui ont marqué si durablement le paysage québécois? En quoi leurs actions ont-elles été si déterminantes et que sont-ils venus faire ici, exactement? Il faut retourner 350 ans en arrière pour le comprendre.

Des armes pour la paix, des bras pour la colonisation

Le 19 juin 1665 (4), les premières compagnies de soldats du Régiment de Carignan-Salières débarquent à Québec. L’événement a de quoi impressionner: près de 1 500 hommes en uniforme, marchant au rythme du tambour sous le claquement des énormes drapeaux régimentaires, arrivent dans une colonie qui comporte à peine 3 000 âmes. C’est Louis XIV, le Roi-Soleil, qui envoie ces troupes réglées au Canada pour soumettre ses ennemis à sa volonté.

On sent bien que quelque chose d’important se passe dans la colonie. Mais quoi?

C’est la guerre! Vers 1650, les incursions des Iroquois en Nouvelle-France sont de plus en plus fréquentes et violentes, notamment les Agniers, une des nations iroquoises les plus rapprochées (5).

Ils en ont gros sur le cœur contre les Français, qui sont en train de s’accaparer tout le marché de la traite des fourrure avec leurs alliés, les Hurons. L’objet de toutes les convoitises est alors la fourrure de castor, réputée excellente.

La ruée vers le castor

Le castor existe déjà en Europe, mais la ressource s’épuise dangereusement au 16e siècle (6). On découvrira ensuite qu’au Canada, elle est surabondante. « Jackpot« .

Ça tombe à pic, car le commerce des chapeaux en feutre de castor explose littéralement à la même époque. Léger, imperméable, indéchirable, gardant sa couleur au soleil, le feutre de castor devient un objet de luxe très recherché (7).

Dès leur arrivée en Nouvelle-France, les Français vont donc se lancer tête baissée dans ce commerce. Ils achètent leurs fourrures des Hurons, qui s’approvisionnent dans la région des grands lacs: la zone où la ressources est la plus abondante. Jusqu’ici, tout va bien.

Toutefois, vers 1650, le vent tourne. La population des Hurons se met à chuter drastiquement, notamment à cause des maladies transmises par les Européens qui déciment leur population: ce qu’on va appeler plus tard le « choc microbien ». Les Français doivent donc aller chercher la ressource eux-mêmes plus profondément dans le continent.

Montréal est fondée en 1642 entre autres pour servir ces ambitions. Les Iroquois n’apprécient pas du tout la progression des Français le long du Saint-Laurent et décident de harceler la colonie.

Un jour de 1652, une patrouille de trois indigènes bondit des buissons et attaque Martine Messier, une habitante de Montréal venue travailler la terre. À peine est-elle sortie de la ville qu’elle est battue à coups de tomahawk. Un des iroquois veut scalper la malheureuse, mais celle-ci évite la mort de peu en empoignant fermement son assaillant à « un endroit que la pudeur nous défend de nommer » (8), sauvant sa vie du même coup.

L’instinct de conservation est vif chez tout individu!

Des soldats à la dernière mode européenne

Toujours est-il qu’il faut faire quelque chose. On envoie alors Pierre Boucher, le gouverneur de Trois-Rivières, en 1661 demander l’aide du jeune Louis XIV, qui ne fera pas dans la demi-mesure pour punir ceux qui s’attaquent au domaine du Roi.

Qui sont ces soldats et à quoi ressemblent-ils?

La présence d’un régiment entier de soldats professionnels est du jamais-vu, en Nouvelle-France à l’époque. Leur éclat tranche net avec les manières rudes de la colonie.

Leur uniforme est inspiré de la dernière mode européenne: Par dessus la culotte et la veste de laine, ils portent un manteau ample qui leur descend jusqu’aux genoux: le justaucorps. Un large chapeau complète l’ensemble. Le régiment de Carignan-Salières est d’ailleurs un des premiers en Europe à imposer le même habit à tout le régiment.

L’équipement est particulièrement moderne. En plus de l’épée et des charges de poudre noires portées en bandouillère, 30% du régiment est équipé du fameux fusil à pierre, une arme révolutionnaire à l’époque. Contrairement au mousquet, qui fonctionne grâce à une mèche dont l’entretien cause beaucoup de complications, le fusil à pierre est mis à feu grâce à une pierre de silex et nécessite peu d’entretien.

Ces hommes viennent de très loin: aussitôt choisi pour cette mission, le régiment va traverser a France à pied pendant trois semaines (9). Les hommes sont ensuite convoyés dans sept navires qui arriveront à Québec de juin à septembre 1665 (10).

Si l’arrivée de ces troupes inspire confiance et rehausse le moral de la colonie, on se rend vite compte qu’elles sont mal préparées à affronter le climat rigoureux.

On se le demande: comment arriverons-t-ils, dans ces lourds habits, à briser un ennemi léger et rapide, qui connait parfaitement la région? Ces Européens survivront-ils à la rudesse du pays?

Officier du Régiment de Carignan-Salières, 1666. Original par Lucien Rousselot en 1931. Robert Rosewarne. BAC, MIKAN 2837773, 2896020,

Officier du Régiment de Carignan-Salières, 1666. Original par Lucien Rousselot en 1931. Robert Rosewarne. BAC, MIKAN 2837773, 2896020, http://collectionscanada.gc.ca/pam_archives/index.php?fuseaction=genitem.displayItem&rec_nbr=2896020&lang=eng&rec_nbr_list=2896020,2837773

Remuer ciel et terre: une démonstration de force musclée

Les officiers du Régiment de Carignan-Salières ne laisseront pas aux habitants le temps de se poser la question très longtemps. Aussitôt arrivés, les hommes se mettent à construire des forts le long de la rivière Richelieu pour verrouiller la route d’invasion des Iroquois. Dès l’automne, les forts Saint-Louis, Richelieu et Sainte-Thérése sont érigés (11).

Un plan téméraire est ensuite organisé pour attaquer l’ennemi au cœur de leur propre territoire… en plein hiver (12)!

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En janvier 1666, environ 600 soldats du régiment et 70 Canadiens envahissent le pays Mohawk. Quelques Iroquois tombe dans l’embuscade, mais au final l’expédition échoue car la troupe a du mal à trouver son chemin dans ce monde sans route, où les bons guides constituent l’unique façon de s’orienter.

En septembre, une autre expédition est envoyée. Cette fois, les soldats accomplissent leur mission. Ils font irruption dans les villages Iroquois et les détruisent. La victoire est totale… ou presque! Car les Iroquois, préférant éviter le combat, ont fui leurs villages, qui étaient donc vides quand les Français y sont arrivés.

Que penser de ces expéditions? Si aucun combat n’a réellement eu lieu, les Iroquois ont été impressionnés par cette démonstration de force musclée, assez du moins pour signer une paix avec la France l’année suivante, en 1667 (13).

Un héritage durable

Que retenir du passage de ces hommes? Premièrement, leur venue marque une rupture nette dans la gestion de la colonie: depuis 1663, celle-ci est sous la gouverne directe du roi de France, et non plus entre les mains de compagnies marchandes comme celle des Cent-Associés. Québec prend une toute nouvelle place dans l’administration royale, dont une des premières manifestation est l’envoi des troupe du Carignan-Salières.

Ces soldats vont également servir aux projets de colonisation du Canada encouragés par le Roi. Une fois le pays pacifié, la Couronne va fortement inciter les soldats à s’établir au Canada en leur offrant des terres. Cette proposition généreuse va convaincre environ 400 soldats à rester (14). De ce nombre, 283 se marieront et auront une descendance, dont plusieurs avec des filles du Roy (15).

La région où les seigneuries concédées aux officiers du régiment sont le plus concentrées se situe à l’embouchure de la rivière Richelieu sur le fleuve Saint-Laurent: Berthier, Lanoraie, Lavaltrie, Sorel, Contrecoeur et Verchères, par exemple, portent toujours les noms de ces officiers (16).

Leur passage va également permettre à d’autres colons de s’installer dans les zones nouvellement sécurisées, notamment le long de la rivière Richelieu, mais aussi d’étendre la colonisation au bas du fleuve et en Gaspésie. Cette paix nouvelle va également inaugurer une période de prospérité durable.

Carte Carignan-Salieres

En vert, les seigneuries datant d’avant le passage du régiment de Carignan-Salières. En rouge, les seigneuries accordés aux militaires après leur passage. En jaune, les seigneuries accordées après leur passage. Radio-Canada: https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/738872/regiment-carignan-salieres-soldats-350e-anniversaire-arrivee

Finalement, l’expérience et les connaissances militaires de ces soldats seront mises à profit dans la formation d’une nouvelle milice canadienne, destinée à protéger la colonie des menaces futures.

Pour servir ces ambitions, les règles relatives aux armes seront plus flexibles dans la colonie que dans la mère patrie: En France, le droit de chasse est étroitement réglementé, réservé aux classes supérieures. Dans la colonie, la hiérarchie se trouve inversée. Les autorités favorisent la circulation des armes à feu, émettent même des ordonnances pour obliger chaque habitant à s’en procurer et la chasse est largement répandue.

Au final, ce n’est qu’après le passage des soldats du régiment de Carignan-Salières que les Français prennent totalement le contrôle de la vallée laurentienne.

Il faudra attendre 1690 pour qu’une autre menace pèse sur la Nouvelle-France, cette fois venant d’un ennemi que la France ne connait que trop bien: les Anglais.

Mais ça, c’est une autre histoire…

Samuel Venière

Historien consultant

  1. L’histoire du Québec: le régiment de Carignan-Salières, Capsule éducatives, https://www.youtube.com/watch?v=MeMQ4VY_QE8
  2. Ibid.
  3. Désignation de l’arrivée du régiment de Carignan-Salières en Nouvelle-France comme événement historique, Culture et communications Québec, Gouvernement du Québec, https://www.mcc.gouv.qc.ca/index.php?id=2328&no_cache=1&tx_ttnews%5Btt_news%5D=7207&cHash=83ecd704525bbdee4655a3fb7db8c8de
  4. Arrivée du régiment de Carignan-Salières en Nouvelle-France, Culture et Communications Québec, Gouvernement du Québec, http://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=26633&type=pge#.WtpFuS7wbIU
  5. [Les Six-Nations iroquoises sont composées, d’ouest en est des Tuscaroras, les Sénécas (Tsonnontouans), les Cayugas (Goyogoins), les Onondagas (Onontagués), les Onéidas (Onnéiouts) et les Agniers (Mohawks).
  6. Scénario:Visite guidée Lys et Lion, Les Services historiques les Six-Associés, Marie-Ève Ouellette, Ph D. Historienne et Benoît Bourdages.
  7. Ibid.
  8. François Dollier de Casson, Histoire de Montréal, dans Mémoire de la Société historique de Montréal, Montréal, 1868, p. 84, tiré de La vie libertine en Nouvelle-France de Robert-Lionel Séguin, Septentrion 2017 (première édition 1972), p. 17.
  9. Arrivée du régiment de Carignan-Salières en Nouvelle-France, Culture et Communications Québec, Gouvernement du Québec, http://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=26633&type=pge#.WtpFuS7wbIU
  10. Ibid.
  11. Arrivée du régiment de Carignan-Salières en Nouvelle-France, Culture et Communications Québec, Gouvernement du Québec, http://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=26633&type=pge#.WtpFuS7wbIU
  12. Carignan-Salières, régiment de, Encyclopédie canadienne en Ligne, http://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/carignan-salieres-regiment-de/
  13. Ibid.
  14. Ibid.
  15. Arrivée du régiment de Carignan-Salières en Nouvelle-France, Culture et Communications Québec, Gouvernement du Québec, http://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=26633&type=pge#.WtpFuS7wbIU
  16. Descendants du régiment Carignan-Salières, garde à vous! , Ici Radio-Canada, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/738872/regiment-carignan-salieres-soldats-350e-anniversaire-arrivee

Les troupes de la Marine: une première armée canadienne

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Soldat des compagnies franches de la Marine. Détail du Port de Marseille, par Joseph Vernet, 1754.

Il fallait bien n’avoir rien à perdre, ou au contraire quelque chose à fuir, pour s’engager dans un métier qui promettait de vous expédier le plus loin possible de votre foyer familial que l’étendue de l’empire français le permettait autrefois.

Dans sa forme la plus aboutie, les compagnies franches de la Marine sont une force militaire destinée à la défense des colonies, aux 17e et 18e siècles. Créée par le ministre Colbert sous Louis XIV, ces troupes servirent d’abord à la défense des navires mais furent rapidement utilisées comme troupes terrestres, notamment en Amérique du Nord pendant la Guerre de Sept Ans (1756-1763), où leur équipement et leurs tactiques militaires témoignent d’une adaptation tout à fait particulière. En s’enracinant au Canada, ces soldats vont marquer la société dans laquelle ils évoluent pour former, à bien des égards, la première armée canadienne permanente.

À ère nouvelle, besoins nouveaux: une armée distincte

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Fusilier des compagnies franches de la Marine, vers 1755. Illustration d’Eugene Lelièpvre

Deux choses distinguent ce corps militaire de l’armée régulière: le contexte de ses origines et son organisation. Dans la France de l’Ancien Régime, l’armée régulière dépend du ministère de la Guerre, alors que les conflits se déroulent essentiellement sur le sol européen. La croissance des empires coloniaux au 17e siècle fait toutefois éclater les frontières des opérations militaires en portant la guerre sur d’autres continents. En 1668, l’administration de la Nouvelle-France passe sous le contrôle du ministère de la Marine. La défense des colonies repose alors surtout sur la force de sa milice locale, c’est-à-dire sur les capacités martiales de leurs propres habitants. Si la milice canadienne s’avère efficace à de nombreuses reprises, cette force légère demeure insuffisante pour tenir tête à une invasion organisée. Une présence militaire permanente devient nécessaire.

Les origines

Les origines des compagnies franches de la marine demeurent difficiles à cerner, du fait des mutations fréquentes dans leur administration et des transferts réguliers de leurs effectifs dans les troupes de terre, dégarnissant le service. Simplifions en soulignant qu’en 1622, le Cardinal Richelieu créé les Compagnies ordinaires de mers, un corps militaire à l’origine destiné à garnir en troupes les vaisseaux du roi. En 1674, le ministre Jean-Baptiste Colbert fait de ces soldats une force coloniale permanente et leur donne le nom de troupes de la Marine, nom qui se transforme officiellement en compagnies franches de la Marine en 1690, lors de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1). C’est entre ces deux dates que les premières troupes de la Marine sont envoyées au Canada. Pourquoi?

En 1665, l’intervention du régiment de Carignan-Salière a porté la guerre au cœur du territoire iroquois, sans toutefois parvenir à anéantir leurs prétentions si bien que les hostilités reprennent dès 1683. C’est dans ce contexte qu’en novembre de la même année, trois compagnies de troupes de la Marine levées à la hâte par le sieur de Seigneulay, ministre de la Marine, sont envoyées au Canada à bord de la frégate La Tempête, totalisant 150 hommes, et six officiers (2). C’est un moment fondateur, car il s’agit de la première fois que des troupes sont envoyées au Canada pour y demeurer de façon permanente. D’autres compagnies viendront renforcer ces effectifs au fil du temps. Leur nombre fluctue au gré des conflits. Pendant la guerre de Sept Ans, on totalise environ 2 000 de ces soldats combattant en Amérique du Nord.

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Tableau tiré de l’ouvrage Les officiers des troupes de la Marine au Canada, 1683-1760, sous la direction de Marcel Fournier, Éditions Septentrion, 2017, p. 86.

L’organisation

Contrairement aux troupes métropolitaines, où plusieurs compagnies (environ 30 à 50 soldats) relèvent d’un même régiment (approximativement 500 hommes)*, ces compagnies sont indépendantes les unes des autres, d’où leur qualificatif de «franches». De même, alors que chaque régiment porte des couleurs qui les distinguent les uns des autres, les compagnies franches portent toutes des couleurs identiques, soit le gris-blanc* et le bleu. L’appellation «de la Marine», quant à elle, signifie que ces troupes sont sous l’autorité du ministère de la Marine, plutôt que celui de la Guerre comme les soldats réguliers (3).

Une autre différence significative: les promotions militaires au sein des compagnies franches de la Marine sont basées sur le mérite et les recommandations des officiers supérieurs, alors qu’il est d’usage d’acheter une charge militaire dans l’armée de terre. La solde est également différente, soit environ la moitié de celle d’un soldat régulier. Or, le soldat de la Marine bénéficie d’une journée de congé sur deux ou sur trois, dépendamment des époques, et peut donc offrir son travail aux colons contre rémunération. Au final, tout le monde y gagne.

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Un «cadet de l’aiguillette» recevant les consignes d’un sergent des Compagnies franches de la Marine en Nouvelle-France, 1750-1755 Eugène Lelièpvre

Terminons en soulignant une autre particularité de ces compagnies sur leurs cousines métropolitaines: Chacune possède deux cadets à l’aiguillette, sorte d’officier en formation qui jouit des privilèges de ce statut sans en avoir le grade et que l’on distingue par une aiguillette de fil de soie blanc et bleu torsadé sur l’épaule droite, dont les extrémités sont ferrés en laiton. En théorie, ce statut lui assurait d’être promut officier à la prochaine occasion.

Cette organisation favorisa l’essor de la petite noblesse militaire canadienne en encourageant son enrôlement aux rangs des officiers, si bien que le nombre d’officiers d’origine canadienne passe du tiers en 1720, puis au deux tiers des effectifs totaux en 1750, des proportions qui révèlent un profond enracinement.

L’art du combat: une adaptation difficile

Les officiers qui arrivent d’Europe à la fin du 17e siècle constatent rapidement que ce qu’ils connaissent de l’art de la guerre n’a que peu d’utilité dans ce nouveau pays. En 1684, une petite armée de 1 200 soldats des compagnies franches, miliciens et amérindiens envoyés par le gouverneur La Barre marche tambour battant vers les villages iroquois. Ayant vu venir l’ennemi de loin, les amérindiens désertent le village, et l’armée française doit se retirer sans avoir combattu.

Trois ans plus tard, le gouverneur général Denonville renouvelle l’expérience avec 2 000 soldats, sans plus de résultat. Non seulement la menace iroquoise est demeurée intacte, mais le 5 août 1689, les Iroquois ripostent violemment en mettant à feu et à sang le village de Lachine, tout près de Montréal. Cet événement déclencheur va changer la manière de concevoir la guerre au Canada.

Montage. 1718

Planches originales. À gauche, un soldat des compagnies franches de la Marine en 1718. À droite, un sergent, que l’on remarque à son esponton (lance) ses galons jaunes sur les parements de manche.

Sous l’impulsion d’officiers tels que Charles Le Moyne et Joseph-François Hertel de Fresnière accompagnées de leur fils, on assimile les techniques militaires autochtones, qui consiste à tendre des embuscades aux ennemis, et les combinent au commandement et la discipline européenne. En 1686, un premier essai regroupant 30 soldats et 70 miliciens voyageurs prend totalement par surprise les Anglais de la baie d’Hudson, dont ils s’emparent des forts après une formidable expédition (6). En 1690, trois autres expéditions mènent au pillage des villages de Schenectady (New York), Portsmouth (Massachussetts) et Casco (Maine), après avoir traversé des centaines de kilomètres en pleine forêt. Dès lors, cette tactique devient la principale doctrine de guerre au Canada et le demeurera jusqu’à la Guerre de Sept Ans.

Les officiers des troupes de la Marine jouent une grande part dans le perfectionnement de ce qu’on appelle communément la « petite-guerre ». En plus d’avoir du succès contre les Anglais, cette méthode donne de bons résultats contre les villages iroquois, ce qui attire les respecte des autres Premières Nations, qui reconnaissent les capacités martiales des Français et recherchent leur protection. Les bénéfices de la guerre à l’amérindienne sont ainsi tant militaires que diplomatiques.

Ce n’est qu’au milieu du 18e siècle, avec l’envoi de vastes armées en Amérique, que la guerre à l’Européenne reprend sa préséance sur les champs de bataille. Les compagnies franches de la Marine exerceront alors leurs travail tant en petite guerre qu’en formation serrée dans des batailles rangées, c’est-à-dire en déchargeant des volées de balles le plus rapidement possibles vers l’ennemi, une tâche dont elles s’acquittent d’ailleurs avec honneur lors de la bataille de Sainte-Foy le 28 avril 1760 (7) .

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Démonstration de la position des soldats français sur trois rangs pendant les étapes du tir en bataille rangée selon l’ordonnance du roi sur l’exercice de l’infanterie du 6 mai 1755, exécutée par le groupe de reconstitution La Garnison de Québec (Voir leur page Facebook en cliquant ici),

La «canadianisation» de l’équipement

Les avantages de ce costume pour se protéger des froidures de l’«Amérique Septentrionale» sont connus même en France. À tel point, qu’en 1692, le roi Louis XIV décide d’habiller les troupes françaises en garnison au Canada «à la manière des coureurs des bois», c’est-à-dire «à la Canadienne». – Francis Back, illustrateur historique

L’apprentissage de ces tactiques nouvelles, ajouté aux rudesses du territoire et des températures extrêmes, commande une adaptation vestimentaire. Comme il n’existe pas de réseau routier en Nouvelle-France avant 1735, les expéditions exigent des déplacements en canots. Le soldat s’emmitoufle donc dans des vêtements issus du métissage des modes amérindienne et canadienne, elle-même ayant largement puisé dans le monde de la marine pour s’acclimater.

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Soldats des compagnies franches de la Marine en habit d’hiver, vers 1755. Une reconstitution fort représentative, exécutée par le groupe de La Garnison de Québec. Visitez leur page Facebook en cliquant ici !

En Nouvelle-France, il est commun de remplacer le justaucorps par un capot, souvent de laine brune ou bleue. Il s’agit d’un manteau de laine non doublé, qui recouvre le corps grâce à de larges pans situés à l’avant, un capuchon, muni d’un seul bouton et porté ceinturé. On en distribue à certaines occasions aux miliciens et aux soldats au moment de la Guerre de Sept Ans. Les capots sont alors gris-blancs, avec les parements de manches larges aux couleurs du régiment. Sa coupe est inspirée du capot des gens de mer. Une illustration de la fin du 17e siècle montre d’ailleurs un canadien en raquette avec des manches ajustées à la matelote, un modèle pratique lorsqu’on doit voyager en canot. Il est populaire tant chez les soldats que les miliciens ou les troupes de la Marine, et se présente dans une multitude de variantes, court ou long, avec ou sans capuchon, au fil du temps (4).

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Deux soldats des troupes de la Marine vers 1690, dans deux habillements bien différents. À gauche un soldat, dans son uniforme tel que porté en garnison. Celui qui est à droite est équipé pour une campagne militaire hivernale. Ces reconstitutions fort représentatives sont exécutées par Les Mousquets du Roi. Visitez leur page Facebook, en cliquant ici. Photos par Yves Fournier et par Ed Read, éditée by Kenneth Grant.

Le soldat troque volontiers son chapeau à large rebord, peu pratique lors des expéditions en forêt, pour une tuque plus chaude. Généralement rouge ou écarlate, elle est elle aussi inspirée des habitudes vestimentaires des marins et des peuples côtiers de France (5). Les guêtres laissent généralement place à des mitasses, sorte de jambières portées par les amérindiens constitués d’une pièce de laine cousue le long de la jambe. On laisse dépasser de cette couture un rebord de trois ou quatre doigts de largeur, qu’on resserre avec un ruban servant de jarretière.

Comme les souliers de cuir empêchent l’utilisation des raquettes, si utiles pour les déplacements sur la neige, le soldat lui préfère le mocassin en cuir de chevreuil, qui résiste bien au gel, un autre article emprunté au costume amérindien. D’autres préféreront la botte sauvage, qui remonte sur le mollet pour empêcher la neige de pénétrer. Par gros temps, des grappins peuvent aussi être fixés sous les pieds pour une meilleure prise au sol.

Quant aux armes, les soldats se garnissent volontiers d’une hachette pour remplacer l’épée, communément appelée casse-tête ou tomahawk. Plus courte que l’épée, elle est aussi utile pour fendre le bois que le crâne d’un adversaire.

On est aux antipodes de la tenue et de l’armement des officiers sur un champs de bataille en Europe ou dans un vaisseau lors d’une bataille navale. – René Chartrand, Consultant et historien militaire.

Qu’en est-il de l’été? En saison estivale, l’adaptation canadienne demeure et le soldat des compagnies franches va souvent combattre en chemise ou en veste, portant le brayet au lieu de la culotte et conservant ses mitasses et ses mocassins ou souliers de bœufs. Au final, il n’y a que pendant les parades, les batailles importantes comme celles des Plaines d’Abraham ou de Sainte-Foy, et les périodes de casernement que le soldat porte son habit réglementaire en Nouvelle-France.

David contre Goliath

De 1683 à 1755, les troupes de la Marine puis les compagnies franches demeurent la seule force militaire permanente au Canada. Différentes des troupes régulières, elles s’acclimatent rapidement aux réalités américaines, en s’inspirant du métissage des savoir-faire canadiens et amérindiens et sert d’outil de promotion sociale en intégrant une proportion impressionnante d’officiers d’origine canadienne.

Cette adaptation extraordinaire permettra de tenir en respect les populations des 13 colonies, pourtant supérieures en nombre, pendant plus d’un demi-siècle, un phénomène tout à fait unique dans les annales de l’histoire militaire. Expédiés vers ce qui devait sembler être le bout du monde, les soldats de la Marine ont été à la dure école de la guerre en Amérique et incarnent, à bien des égards, une première armée canadienne.

Samuel Venière

Historien consultant

Bibliographie

  1. Bertrand Fonck, Introduction à l’histoire des troupes de la Marine, dans Les officiers des troupes de la Marine au Canada: 1683-1760, sous la direction de Marcel Fournier, Septentrion 2017, p. 25. Voir aussi Arnaud Balvay, Les hommes des troupes de la Marine en Nouvelle-France, disponible en ligne ici
  2. 1683 Arrivée des premières compagnies franches de la Marine, Site web Navires venus en Nouvelle-France: gens de mers des origines à la conquête.
  3. Claude Villeneuve, Historique des compagnies franches de la marine, tiré du manuel de la Garnison de Québec, Site web du groupe de reconstitution La Garnison de Québec.
  4. Suzanne Gousse, Justaucorps en surtout / Capot canadien / année 1755. Indications pour les divers vêtements. Patrons de couture de la « Fleur de Lyse », p. 5-6-7
  5. Francis Back, S’habiller à la canadienne, Érudit. Revue Cap-aux-Diamants. https://www.erudit.org/en/journals/cd/1991-n24-cd1041843/7756ac.pdf
  6. René Chartrand, Un regard sur ce qu’est un officier des troupes de la Marine au Canada par rapport à son confrère servant dans l’armée en France, dans Op. Cit. Marcel Fournier, p. 86.

* Les effectifs des compagnies, bataillons et régiments sont sujets à changement, au fil du temps. On retrouvera des régiments de 400 à 1 000 hommes en France, composés de un à quatre bataillons. Les Anglais formeront parfois des régiments de 800 hommes. Les chiffres présentés ici sont les effectifs des divisions militaires au Canada pendant la Guerre de Sept Ans.

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Canac, dit Marquis: de la guenille à la soie

« Ultima Ratio Regnum »  (Le dernier argument des rois) Locution latine gravée sur la volée des canons français sous Louis XIV.

Gageons qu’après cette lecture, vous n’entrerez plus dans une quincaillerie Canac-Marquis-Grenier avec le même regard. Tous les gens de Québec connaissent aujourd’hui cet incontournable de la vente de matériaux de construction. Peu savent toutefois que l’ancêtre de cette famille prospère arriva au Canada sans le moindre sous en 1685, comme simple soldat. Son histoire est un des plus beaux exemples d’ascension sociale en Nouvelle-France.

Officier, Tambour, Soldat CFM 1685. Canadian Military History gateway

Officier, tambour et soldat des Compagnies franches de la Marine (1685-1700). À droite, le soldat porte le justaucorps gris-blanc à doublure bleue. Son chapeau est bordé d’un faux galon d’or (mélange de fil de laiton et de ficelle jaune). Il est armé d’un mousquet, d’une baïonnette et d’une épée. Bien souvent, ses vêtements et son équipement de campagne est tout ce qu’un soldat possède. Reconstitutions par Michel Pétard. Passerelle pour le patrimoine militaire canadien

Un destin peu prometteur: soldat dans les troupes coloniales

Le métier de soldat est peu enviable. Les privations sont nombreuses, les risques liés au métier des armes sont réels et la solde est bien maigre. En effet, le salaire des troupes coloniales se limite à 1,5 livres par mois, un véritable salaire de misère (1). Comparativement, les troupes régulières, qui combattent en Europe, obtiennent facilement le double! Pourquoi donc s’y engager? Parce que le soldat de la Marine bénéficie d’une journée de congé sur trois, environ, qu’il peut rentabiliser en travaillant pour les colons. Et puisque le soldat loge chez l’habitant, où cette main d’oeuvre est bien appréciée, tout le monde y trouve son intérêt. Au final, ce Nouveau Monde offre des possibilités intéressantes, en autant que l’on y consente quelques efforts.

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Colonisateurs en Nouvelle-France, vers 1690. Francis Back

Cela semble suffisant pour Marc-Antoine Canac, né en 1661 à Lacaune, un petit village perdu dans le sud de la France,  qui s’engage dans les Compagnies franches de la Marine, en route vers le Canada en 1685 (2). De passage à Paris, un des terrains de chasse privilégiés des recruteurs militaires français, il intègre la Compagnie de François-Marie des Méloizes, enseigne sur les Vaisseaux du Roi et capitaine d’une troupe du détachement de la Marine, ces soldats spécialement formés pour défendre les colonies.

La famille des Méloizes deviendra tristement célèbre dans la colonie de Québec au 18e siècle quand Angélique Renaud d’Avènes des Méloizes, dite Madame de Péan ou encore « la Pompadour du Canada », causera de grands émois en devenant la maîtresse de l’Intendant Bigot, une union illicite pourtant acceptée par le mari cocufié, qui entend bien par là profiter des largesses de Bigot (3). Grand mal lui en prit, car lui et l’intendant seront accusés d’avoir accéléré la chute de la Nouvelle-France dans la triste « Affaire du Canada ». C’est sur cette affaire que la Couronne française s’appuiera pour justifier la dévaluation de la monnaie de carte. (4)

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Québec, à l’arrivée de Marc-Antoine Canac. « Carte des Environs de Québec en la Nouvelle-France, mesuré sur le lieu très exactement, en 1685-86, par le Sieur de Villeneuve, Ingénieur du Roy »

Il est probable que Marc-Antoine Canac ait participé aux campagnes militaires victorieuses contre les Tsonontouans, en juillet 1687, expéditions dans lesquelles le capitaine Des Méloizes accompagne le gouverneur De Brisay. Il est également probable que notre homme ait participé à la défense de Québec contre William Phips en 1690 (son nom ne paraît pas dans « 1690, Sir William Phips devant Québec, histoire d’un siège » ouvrage dans lequel de nombreux noms de soldats sont cités). En réalité, nous n’en savons rien.

Carte des principales campagne en N-F

Carte des principales campagnes menées en Nouvelle-France et en Nouvelle-Angleterre. Passerelle pour l’histoire militaire canadienne, Gouvernement du Canada.

Toujours est-il que Canac fait si bien son travail là où il est logé, que sa « famille d’accueil » si l’on peut dire, décide de l’adopter officiellement un an à peine après son arrivée. Cet acte, passé devant le notaire Paul Vachon le 7 février 1686 et entériné dans les Registres de la Prévôté le 5 juin suivant, fait officiellement de Marc-Antoine Canac l’héritier légitime de tous leurs biens: une somme considérable (5). Ce coup du sort change complètement la donne de notre pauvre soldat, désormais propulsé à un rang très en vue.

Major de la milice de l’Île d’Orléans

À Canac va rapidement s’ajouter le nom de guerre, « Le Marquis », peut-être à cause de son tempérament. Ce soldat a de l’ambition, nous l’avons vu, et aussitôt après avoir acquis son nouveau titre de propriétaire terrien, va faire bénéficier les gens de sa paroisse de ses compétences martiales en intégrant la milice. Devenu capitaine de sa propre compagnie de milice, il passe à major-général de la milice de l’île d’Orléans au grand complet en 1718, soit environ six compagnies de 30 à 50 hommes chacune (6). Une petite armée en soi! Trente ans après son arrivée dans la colonie, il est devenu un incontournable pour tout ce qui concerne les opérations militaires en Nouvelle-France auxquelles participent activement la milice.

Comment notre homme acquiert-il le sobriquet de « Marquis »? Les capitaines de milice du temps de la Nouvelle-France sont souvent d’ex-militaires du Régiment de Carignan-Salières ou des Compagnies franches de la Marine. Ce sont des hommes de confiance, choisis par les membres de leur paroisse pour leurs compétences. L’expérience du feu donne à ces hommes une grande valeur parmi les miliciens. Par ailleurs, ces charges sont souvent réservées aux seigneurs des paroisses.

Traditionnellement, les officiers supérieurs se distinguent de leurs hommes par la qualité de leurs vêtements et Canac entend bien suivre cette voie. Son statut social lui permet de s’acheter de beaux ensembles: chose qui lui aurait été impensable autrefois. Il s’habille et se comporte avec prestance. C’est pour sa coquetterie que ses hommes commenceront à le surnommer « Le Marquis » (7). En 1733, alors qu’il est toujours Major-Général de la Milice de l’Île d’Orléans, il semble même qu’il prenne résidence à Québec, sans toutefois quitter son fief de l’Île. Parti de rien, comme ses hommes, Canac dit le Marquis est désormais un homme puissant, qui est véritablement passé de la guenille à la soie. 

Il faut savoir que les noms anciens occasionnent souvent un certain flottement dans les sources primaires de l’époque, même lorsque quelques jours seulement séparent ces documents. Ainsi, le chirurgien de l’Île d’Orléans en 1756, M. Mauvide, écrira « Antoine Marquis » pour décrire son patient, alors que le curé de la Paroisse écrira « Antoine Canac » pour parler de la même personne, alors que celui-ci expire son dernier souffle trois jours plus tard (8). Cela nous indique que les deux noms sont déjà courants. Toujours est-il qu’avec le temps, Canac dit le Marquis deviendra Canac-Marquis, le trait d’union remplaçant la particule.

Un patrimoine vivant

De générations en générations, la famille Canac-Marquis prospère. Au début du 20e siècle, ils sont des industriels, qui savent encore maintenir à flot la fortune familiale dont l’impulsion a débuté avec Marc-Antoine Canac, dit Le Marquis. En 1912, ils ont une manufacture de colle à Saint-Malo, ville de Québec, le fief inchangé de la famille depuis déjà plus de 200 ans.

Canac-Marquis Glue Manufacture. Archives Ville de Qc

La photographie représente une vue extérieure de la Fabrique Canac-Marquis, à Saint-Malo, Québec. Cette compagnie était un manufacturier de colle forte. Cette image est tirée du livre « Quebec, Canada, Issued by The Publicity Bureau » en page 52. Archives de la Ville de Québec

Le propriétaire de l’usine, Rodolphe Canac-Marquis, lui aussi désireux de montrer son rang social comme le fit son ancêtre autrefois pour mériter son sobriquet, se fait bâtir une luxueuse demeure sur la très sélecte Avenue des Braves en 1929.  Cette maison, dessinée par l’architecte Émiles-George Rousseau qui a fait d’autres très belles maisons du quartier, est toujours visible aujourd’hui, au 870 de la même rue (9).

Maison Canac-Marquis. Google Street

À cette époque, la famille touche déjà quelque peu à la ferronnerie et la fabrication de matériaux de construction, mais il faudra attendre 1981 et la fusion des deux entreprises familiales Jos Grenier fondée en 1875 et Louis Canac-Marquis fondée en 1878, pour donner naissance à l’établissement que nous connaissons aujourd’hui et son nom issu de l’alliance des deux familles: Canac-Marquis-Grenier (9).

 

Samuel Venière

Historien

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Sources:

  1. « État des vivres, habits et solde en l’année 1697 pour cent soldats de l’Acadie », Centre des archives d’outre-mer (France) vol. 113, Bibliothèque et Archives Canada [En ligne].
  2. La famille Canac-Marquis et familles alliées: dictionnaire généalogique, P.-V. Charland, Québec, 1918, p. 17
  3. RENAUD D’AVÈNES DES MÉLOIZES, ANGÉLIQUE, Dictionnaire biographique du Canada
  4. L’Affaire du Canada (1761-1763), André côté, article publié dans la revue Cap-aux-Diamants No. 83, Automne 2005.
  5. Op. cit. P.-V. Charland, p. 24
  6. Ibid., p. 25
  7. Des chemins et des Histoire, Denis Angers, Émission télédiffusée le 5 novembre 2017, sur MA Tv.
  8. Op. cit. P.-V. Charland, p. 26
  9. La Maison Canac-Marquis. Patrimoine urbain – Fiche d’un bâtiment patrimonial. Archives de la Ville de Québec
  10. Histoire – Les débuts de Canac-Marquis-Grenier, Site web de l’entreprise Canac-Marquis-Grenier, http://www.canac.ca/fr/a-propos-de-canac.aspx

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La Maison Blanche de Québec: fief d’un redoutable homme d’affaire

« La mémoire est une ingrate, quand elle nous apprend un nom, elle nous en fait bien vite oublier un autre. »– Adolphe Houdetot

L’autre soir, j’ai pris une courte marche jusqu’à la Maison blanche. Non pas la résidence présidentielle à Washington (Google Map m’informe que cela me prendrait à peu près 228 heures pour m’y rendre à pied, ce que qui n’est exactement l’idée que je me fais d’une « courte » marche), mais plutôt la maison construite en 1678 par Charles Aubert De La Chesnaye, le plus riche homme d’affaires de l’époque en Nouvelle-France.

De Fer 1696

Carte du siège de Phips par Nicolas De Fer, 1696. Cette carte est une découpe faite pour l’article présent, mais on on remarque, sur la carte d’origine, plusieurs propriétés adjacentes à la Maison appartenant à De La Chesnaye. (Crédits BanQ) (1)

La carte qui précède a été produite par Nicolas De Fer, géographe, marchand de cartes et d’estampes réputé, pour illustrer le siège de Québec par William Phips en 1690. Une date qui marque notre imaginaire grâce à la fameuse phrase de Frontenac, trop fier pour ne répondre aux Anglais par autre chose que « la bouche de ses canons ». Il est toujours amusant de rappeler, à propos de cet épisode, qu’il s’agissait en fait là d’un de ces bluffs terribles qui a parfois été suffisant pour déjouer l’histoire. En réalité, la position de Frontenac était, on le sait, beaucoup moins avantageuse qu’il ne le laissait croire :

En ce jour d’octobre 1690, l’amiral Phips, sûr de lui, envoie le major Thomas Savage auprès de Frontenac. Dès que l’émissaire anglais débarque sur la côte, on lui bande les yeux. On ne tient pas à ce qu’il voit la faiblesse des défenses de la ville. De plus, dans l’espoir de lui faire croire que le chemin qui mène au fort est infranchissable, deux sergents lui font emprunter des sentiers impraticables. Puis, pour le convaincre que Québec regorge de défenseurs, de surcroît nullement impressionnés par la présence de tous ces navires ennemis sur les eaux du Saint-Laurent, quelques habitants rient, courent autour de l’émissaire et se rangent comme si une foule compacte fermait le passage. Enfin, pour s’assurer que l’effet désiré soit bien obtenu, une douzaine d’hommes, passant et repassant autour de lui, le pressent et le bousculent tout au long du trajet. – Pierre Rousseau – Historien et archiviste (2)

La ruse portera ses fruits! Toujours est-il que cette année là, une intrigante mention est présente sur la carte de De Fer:  « La Maison Blanche ». Vous êtes sans doute déjà passé devant un nombre incalculable de fois sans avoir connaissance qu’il s’agit peut-être de la seconde résidence la plus ancienne de Québec, après la Maison Jacquet (Anciens Canadiens). Car cette demeure existe encore aujourd’hui, au 870 rue St-Vallier est. C’est la résidence secondaire de Charles Aubert De La Chesnaye, un des hommes les plus influents de son temps.

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La Maison blanche, telle qu’elle apparaît aujourd’hui. Crédits Samuel Venière

À la conquête du Monde

Chesnaye

Charles Aubert De La Chesnaye (Source: DBC Canada)

Charles Aubert de la Chesnaye est un curieux personnage. Homme modeste devenu riche, nous n’avons pourtant toujours aucune idée de quand et comment il a acquis sa fortune (3). Toujours est-il qu’il parvint à se procurer, par l’entremise d’enchères en France, le monopole de Tadoussac sur la traite des fourrures et les taxes sur les peaux de castor et les peaux d’orignal en 1663, pour la coquette somme de 46 500 livres. Il en va ainsi des affaires coloniales, en France.

Il possède des entrepôts  à Québec qui lui rapportent gros. Si gros que cela dérange. En 1664 les  habitants de Québec l’accuseront de vendre ses marchandises à des prix dépassant le tarif imposé, ce que notre homme ne niera qu’en partie. C’est là une affaire ne lui nuira aucunement, car la même année, dans la foulée du grand projet du roi de réorganiser les colonies, le Canada devient la propriété de la Compagnie des Indes occidentales. Homme d’une influence surprenante, De La Chesnaye devient le représentant de cette compagnie en 1666. Colbert, l’illustre ministre des finances du Royaume lui-même, reprendra à peu près ses arguments pour répondre par la négative à l’intendant Talon luttant contre ce monopole et qui, selon lui, nuit à l’initiative des colons. Il devient progressivement le maître de toute une ramification d’industries et de commerces, allant de l’exploitation minière et forestière en passant par  la pêche, la fabrication de briques, etc. Bref, en quelques années à peine, De La Chesnaye est devenu l’homme d’affaire le plus en vue de son temps au Canada. Insatiable, il part à la conquête commerciale de l’Europe.

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Verres et monture de lunettes, cachet de cire, perles de verre, peigne et poignée de chantepleure, retrouvés dans la maison de Charles Aubert De La Chesnaye, contexte 1679-1700. Collection archéologique de référence de Place-Royale, photographie Brigitte Ostiguy. (4)

De 1672 à 1678, il réside à La Rochelle, d’où il tire plus aisément les ficelle de son entreprise lucrative et s’insère dans la haute finance française. Il devient une des figures de proue de cette métropole au cœur des relations France-Canada, s’imposant comme un un maillon incontournable du commerce transatlantique.

La Chesnaye fut une des figures les plus en vue du monde des affaires de La Rochelle, qui était alors une ville très animée. –  Dictionnaire biographique du Canada

En 1678, de retour a Québec (C’est là qu’il entreprendra la construction de la Maison blanche), la nécessité de répondre à un engagement commercial l’oblige à hypothéquer tous ses bien, et donc à en faire l’inventaire dans un acte notarié nous donnant une vue d’ensemble de l’étendu de sa fortune: elle se chiffre à 476 000 livres, soit l’équivalent d’un peu plus de 1 000 000$ actuels (5). Ce n’est là que l’inventaire de ses biens, car sa véritable fortune se trouve dans ses investissements, qui lui rapportent gros (dès 1680, il effectue des transactions commerciales qui, individuellement, dépassent ce montant).

Malgré sa richesse, De La Chesnaye vit relativement humblement en sa demeure, et réinvesti presque tous ses gains dans les affaires coloniales, souvent à pertes.

Contrairement au marchand forain, qui repartait en France avec les bénéfices réalisés dans son commerce au Canada, La Chesnaye plaçait ses gains dans la colonie et prêtait de l’argent aux habitants. Ce sont en grande partie ces méthodes qui, malheureusement, le conduisirent en fin de compte à la ruine ; et c’est sans doute ce qui explique pourquoi si peu de gens suivirent son exemple. – Dictionnaire biographique du Canada

Le déclin de l’empire américain

L’année 1682 marque le début du déclin. Un plus tôt, il fondait, avec Pierre-Esprit Radisson, la Compagnie de la Baie d’Hudson, afin de faire compétition à la compagnie anglaise du même nom. Mais les rapports se dégradent entre les deux hommes, et la compagnie affiche rapidement des pertes énormes. Et puisqu’un malheur ne vient jamais seul, un incendie détruit plusieurs entrepôts lui appartenant la même année en basse-ville de Québec. Encore là , il épuisera toutes ses réserves pour prêter de l’argent aux citoyens de Québec qui, eux, ont tout perdu.

Cela ne l’arrête pas. Il n’a de cesse d’investir dans la colonisation et d’acheter d’autres seigneuries: Madawaska, sur la rivière Saint-Jean; Yamaska, sur la rive sud du Saint-Laurent, près de Trois-Rivières, Saint-Jean-Port-Joli et Le Bic, en aval de Québec, Percé, conjointement avec nul autre que Pierre Denys de la Ronde, un autre redoutable homme d’affaire. Il administrera ces propriété pendant de nombreuses années, investissant, le plus souvent, à perte dans leur développement.

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la Maison blanche, résidence de Charles Aubert De La Chesnaye. Crédits: Nicolas Roberge Flickr

Même si ses meilleures années sont derrière lui, De La Chesnaye complète son cursus honorum (littéralement « la carrière des honneurs » en latin, expression par laquelle les Romains décrivaient le parcours professionnel menant à la politique) en 1693, alors qu’il est anoblit par Louis XIV, en remerciement pour ses efforts de colonisation. Loin de de se désintéresser des affaires (Il a alors 61 ans), il demeure actif dans le commerce jusqu’à la fin de sa vie en 1702, n’arrêtant de souffler qu’une fois le rang des plus grands financiers de son époque atteint. Profondément pieux (sur 35 livres de sa bibliothèque, tous sauf trois sont religieux), il est aussi le reflet des préoccupations de son temps:

Certains historiens ont fait remarquer que la société, profondément catholique, de l’ancien régime n’approuva jamais entièrement le mode de vie de la bourgeoisie, qui était fondé sur les gains illicites et sur le profit. Les bourgeois, afin de dissiper ces doutes et de se faire accepter, versaient une partie de leur argent en legs et en dons aux églises et aux communautés religieuses. L’exemple de La Chesnaye semble confirmer cette thèse. -DBC

Des marques dans la ville

La Maison Blanche maison est la deuxième résidence de De La Chesnaye, construite en 1678. Il la construit sur ce qui s’appelle alors le fief Saint-Joseph, ou de l’Espinay, qui sétend de l’actuelle rue Saint-Vallier jusqu’à la rivière Saint-Charles. Sa demeure principale, qui lui sert aussi d’entrepôt, se trouve plutôt sur la rue Sault-au-Matelot, près du petit Champlain, où une plaque commémorative nous rappelle son passage:

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Plaque posée à même le bâtiment qui occupe aujourd’hui la demeure de De La Chesnaye, aux angles des rues Côte de la Montagne et Sault-au-Matelot. Crédits Samuel Venière

 

De La Chesnaye se maria trois fois, chaque fois à d’éminentes familles canadiennes. En 1664, il épousa Catherine Gertrude, agée de 15 ans, la fille de Guillaume Couillard et de Guillemette Hébert (fille de Louis Hébert) , mais elle meurent la même année en donnant naissance à leur fils.  En 1668, il se marie avec Marie-Louise Juchereau de La Ferté, fille de Jean Juchereau. Elle meurt à 26 ans, à La Rochelle. Il épouse ainsi, en troisième noce, Marie-Angélique, fille de Pierre Denys de la Ronde. 11 enfants, résultats de ces mariages, atteindront l’âge adulte. L’un d’eux, Pierre, est l’arrière-grand-père de l’auteur du roman les Anciens Canadiens, Philippe-Joseph Aubert de Gaspé.

Agrandie, incendiée, reconstruite en partie, la Maison Blanche a supporté les épreuves du temps. Haut lieu des personnages de pouvoir, elle fut, après De La Chesnaye, la résidence d’Henry Hiché (Qui donna son nom au Faubourg Hiché, le plus ancien de Québec, qui est aujourd’hui St-Roch) et de William Grant, un Anglais qui s’empara de tout le faubourg après la conquête (8), avant de devenir le Manoir Saint-Roch.

Il y a de ces lieux séculaires dont on ignore l’existence et qui, pourtant, sont une partie indispensable de notre passé, de notre identité historique. Mais quand on ne sait pas, on ne peut avoir un regard clair sur les choses. La prochaine fois que vous passerez dans le coin, gageons que vous jetterez désormais un bref coup d’œil, en vous souvenant, peut-être, que là se sont peut-être scellés des enjeux auxquels nous devons beaucoup.

Bbibliographie

  1. Quebec ville de l’Amérique septentrionale dans la Nouvelle France avec titre d’eveché, BAnQ en ligne.
  2. Pierre Rousseau, Le fin mot de l’histoire: «Par la bouche de mes canons» — Louis de Buade, comte de Frontenac et de Palluau ,  Le Devoir 7 juillet 2003.
  3. AUBERT DE LA CHESNAYE, CHARLES, Dictionnaire Biographique du Canada
  4. Maison De La Chesnaye, Patrimoine: l’archéologie à Québec, Ville de Québec.
  5. Ibid.
  6.  Saint-Roch: Un quartier en constante mutation, Les premiers Résidents. Les Quartiers de Québec, Ville de Québec.
  7.  http://www.chaletestrie.com/
  8. http://www.archeologie.qc.ca/images/articles/VQ_CahierArcheologie_Lres.pdf

L’horreur en spectacle: délinquants et bourreaux en Nouvelle-France

« C’est grand pitié que d’estre vieux, mais il ne l’est pas qui veut » – Jacques Lagniet

Vous êtes du genre à « blasphémer »? Soyez discret, car depuis 1666, tous les blasphémateurs, qui auront été repris sept fois, auront la lèvre supérieure coupée. Tenez votre langue, car à la huitième offense, elle vous sera enlevée. Voilà ce qu’on appelle, dans le jargon judiciaire du temps,  l’abcision: l’« action par lequel, en exécution d’un jugement, le bourreau coupe un membre à un condamné »(1). Si la sentence nous paraît sévère, exagérée, le contexte peut nous aider à comprendre:

Le verbe primait en Nouvelle-France, il supplantait l’écrit dans une société ou l’analphabétisme prévalait. On donnait sa parole. Celle-ci était une marque de confiance dans cette société. Les réputations se faisaient et se défaisaient par elles. – André Lachance (2)

Le supplice de la roue: Un condamné recevant des coups de barres, destinés àa lui briser les membres, avant d'être laissé pour mort sur une roue. « Les images de la justice dans l’estampe, de 1750 à 1789 ».

Le supplice de la roue: le condamné reçoit des coups de barres, destinés à lui rompre les membres à vif, avant d’être laissé pour mort sur une roue, face contre ciel. « Les images de la justice dans l’estampe, de 1750 à 1789 ».

L’histoire de Québec est, à bien des égards, une histoire violente. Les crimes ne sont pas rares, et ils sont durement punis par la justice, censée montrer l’exemple. La plupart du temps, ce sont des délits mineurs: vols, insultes, voies de fait. Une criminalité du quotidien qu’on attribue à quelques délinquants, qui « contaminent » la bonne société. Et pour éviter cette contamination, il faut dissuader ceux qui seraient tentés de les imiter.

Voici pourquoi les sentences graves sont presque toujours publiques. Les exécutions ont lieu devant la foule, dans les endroits les plus achalandés de la villes, dans une mise en scène calculée où la souffrance et la misère des condamnés sont offertes en spectacle par l’exécuteur des hautes-œuvres – littéralement, le bourreau – dans le but de saisir les esprits, de marquer l’imagination par la violence, la peur et le dégoût.

Transgresser

Parce qu’on tient la parole en si haute estime, une simple insulte peut mener devant les tribunaux royaux. La violence verbale est omniprésente, dans cette société ou la rudesse, voire même la brutalité des attitudes constituait la norme. La parole jaillit spontanément, et la réponse est immédiate. Mais de quoi s’insulte-t-on, au temps du régime français? Le registre est plutôt riche.

Nouvelle-France en 1749, selon Francis Back

Nouvelle-France en 1749, selon Francis Back. Scène de de la vie quotidienne, jour de marché.

Pour injurier une femme, le répertoire sexuel est particulièrement exploité. Les insultes les plus graves sont celles de « putain publique », « putain d’ivrognesse », « garçe », « maquerelle », « coureuse de garçons ». Ce sont des injures très répandues dans la colonie. Pour une femme, être accusée de prostituée est la pire des insultes, la plus déshonorante, car celle qui portent le plus attentes à ses mœurs. Pour les hommes, les pires injures sont celles qui s’attaquent à leur honnêteté; les plus répandues sont « fripon » et ses synonymes, « voleur, coquin, gueux, maraud, receleur, faquin, canaille et cartouche » (3). On les compare aussi parfois aux animaux; « bougre de chien », « cochon », « élan », « vilaine » sont tout aussi fréquents.

Ces agressions verbales sont souvent punies par des amendes qui peuvent être très élevées. En novembre 1728, Charlotte Turpin, une fermière, dut payer 100 livres à sa maîtresse, Marie-Catherine Trottier – femme du soldat des troupes de la marine François Picoté du Belestre – pour l’avoir injurié de « gueuse » et de « putain ». En 1721, deux hommes de Québec durent verser « solidairement » une amende de 400 livres à Louise Quay, la fille d’un débiteur de boisson, pour avoir affirmé « avoir eu un commerce charnel avec elle ».

A Duel with Small Swords in 1760 by Percy MacQuoid, R.I., February 6, 1897

A Duel with Small Swords in 1760 by Percy MacQuoid, R.I., February 6, 1897

Reste que si la plupart des délits commis sont d’ordres mineurs, des crimes graves ont aussi lieu. Les duels, par exemple, sont très sévèrement réprimés: la peine mort y est la seule sentence possible, mais cela n’est pas assez. Les coupables ont parfois le poignet droit coupé avant d’être pendu. La dépouille est ensuite « salie » car traînée, face contre terre, à travers toute la ville jusqu’à la voirie (littéralement, le dépotoir) pour y être jeté, à travers les déchets et les immondices. Les biens du condamné sont ensuite saisis, laissant les membres de sa famille dans une pauvreté totale et le déshonneur le plus complet.

Pourquoi un homme voudrait donc ainsi risquer de terminer sa vie? L’honneur. C’est l’unique raison, et la plus importante. L’honneur, qui est l’apanage d’une élite sociale et des privilèges qu’elle s’offre et qui la distingue des couches sociales moins élevées. Car les gens du commun ne se provoquent pas en duel et cela s’explique notamment par le fait qu’ils n’ont pas le droit de porter l’épée, un privilège réservé aux nobles et aux soldats. Cela dit, tous les duels ne finissent pas par la mort d’un des participants. De 1608 à 1763, seules 9 personnes sont décédées des suites d’un duel.

Juger

Pour qu’un jugement soit émis, une plainte doit être portée aux tribunaux royaux – à Québec, cette cour de justice porte le nom de « Prévôté ». La justice française de l’époque, dite « inquisitoire » est radicalement différente de celle qui a été implantée après la conquête anglaise de 1760, dite « accusatoire », voire opposée:

Capture d’écran 2014-10-05 à 23.10.20Puisque l’accusé est coupable jusqu’à preuve du contraire, on recourt fréquemment à la torture pour obtenir des aveux, qui sont considérés comme « la reine des preuves ». Aucun témoignage n’équivaut à un aveu. Toute la procédure judiciaire tourne autour de celui-ci, car un accusé ne peut être condamné à mort sans avoir avoué son crime. Tout est mis en œuvre pour les obtenir, la justice étant très pointilleuse en ce qui concerne les preuves, exigeant qu’elles soient « plus lucides que le clair jour luisant à midi », selon une vieille formule (4). Les aveux sont obtenus de gré ou de force, en utilisant la torture au besoin. On dit alors qu’on soumet l’individu à « la question ».

Avant de subir la question, l’individu était laissé de huit à dix heures sans manger. Il était ensuite  examiné par un chirurgien, qui évaluait sa capacité physique à subir la torture. Le maître des hautes œuvres administrait ensuite la question. Les magistrats de Paris utilisèrent souvent le supplice de l’eau ou des brodequins, pour l’épreuve de la question; à Louisbourg, on utilisa le supplice du feu, mais dans la colonie laurentienne, les juges n’utilisèrent que les brodequins. Voici en quoi le procédé consiste:

Les jambes du détenus lors du supplice du brodequin.

Les jambes du détenus lors du supplice du brodequin.

Puis l’exécuteur déchaussait le condamné, l’asseyait sur le «siège de la Question », le mettait « nues jambes », plaçait celle-ci entre quatre « bouts de planches » de bois dur (habituellement du chêne) qu’il attachait et serrait fortement avec de la corde. Ensuite commençaient les tourments. Le bourreau, après avoir inséré un coin de bois entre les jambes et la planche au niveau des genoux, frappait fortement sur le coin. […] Chaque fois que l’exécuteur frappait sur un coin, le juge demandait au supplicié d’avouer et le greffier notait fidèlement, souvent textuellement, la réponse dans un registre. – André Lanchance (5)

Normalement, les juges n’en viennent pas tout de suite à la torture. On commence par montrer au condamné tous les outils qui seront utilisés pour le faire souffrir. Ce n’est qu’une fois que tous les moyens « pacifiques » ont été employés qu’on a recours à la question. Instrument légal apte à établir la vérité judiciaire, cette méthode répond à l’une des difficultés principales qu’un juge de l’époque avait à surmonter : réunir des preuves.

D’ailleurs, une fois ces preuves obtenues, habituellement les choses ne s’améliorent pas pour le condamné. Et c’est là que le bourreau entre véritablement en scène…

Punir

Il y a bien des façons de punir: carcan, brodequins, mutilations, fouet, pendaison, décapitation, flétrissure, galères; le choix de manque pas. Le carcan était un collier métallique ou en bois servant à attacher un condamné. Surtout utilisé pour les petits criminels, on dispose le malfrat en public, pendant quelques heures, exposé à l’humiliation publique. Le fouet est également très répandu et populaire. Tant utilisé pour les soldats que les citoyens, on prévoit habituellement un trajet marqué d’arrêts où le bourreau chaque fois inflige 6 ou 7 coups au condamné, dépendamment de la gravité du crime commis.

La flétrissure, une des multiples méthodes de châtiments non-mortels.

La flétrissure, une des multiples méthodes de châtiment non-mortels. Un des bourreaux applique le fer tandis qu’un autre agite une poignée de verge, appelée communément une « bourrée », d’où s’inspire le mot « bourreau ».

La flétrissure est le fait de marquer au fer rouge un condamné. Sous le régime français, on a l’habitude de marquer l’épaule ou la joue d’une fleur de Lis. On inscrit un « V » pour les voleurs, et « W »pour un voleur récidiviste. Nul besoin de mentionner que ces marques indélébiles changent définitivement la vie des affligés, notamment quand la flétrissure est au visage… et ça c’est quand la plaie ne s’infecte pas, ce qui est rare.

Après les avoir marqués des lettres « GAL » avec le fer, on expédie parfois les condamnés aux galères. Cette peine est une des pires imaginables, les chances d’y survivre étant quasi nulles. Les galériens sont expédiés en France, débarquent au port de La Rochelle ou autres, doivent traverser à pied une partie de la France, attachés à la chaîne des forçats, subissant les coups des gardiens en plus des injures et insultes des passants, pour enfin parvenir à Marseille. De là, embarqués à bord de ces galères glauques, propulsés par toute une force humaine asservie et maltraitée, ils sont nus jusqu’à la taille et enchaînés à leur banc jour et nuit, sous la menace constante du fouet. « À leur apogée, vers 1680, les galères du roi utilisaient un total de 7000 rameurs. »(6) Considérées comme trop coûteuses et peu efficaces, les galères sont abolies en 1749, et remplacées par le « bagne », un établissement pénitentiaire de travaux forcés, alors appelés « galères sèches ».

Que faire quand, par exemple, un condamné est en fuite? La peine est-elle abandonnée? Non. En aucun cas la peine ne peut être abandonnée, car ce serait là montrer que des crimes demeurent impunis. En l’absence des criminels, le châtiment s’effectue « par effigie ». La méthode consiste à peindre une représentation du condamné et d’appliquer le châtiment à cette image. Une scène qui devait, on se l’imagine bien, être légèrement moins spectaculaire que celle d’un supplicié bien vivant.

 Éxécuter

Un seul homme détient le droit légal d’enlever la vie en Nouvelle-France: le bourreau. Il joue un rôle crucial dans la colonie pour appliquer les châtiments corporels. Il incarne ni plus ni moins que le bras justicier du roi, infligeant dans la chair et les esprits la souffrance et la vengeance royale. Il n’y a normalement qu’un bourreau en Nouvelle-France. De quoi avait-il l’air? On pense qu’il était vêtu de rouge:

[…] son costume ressemblait à celui de l’exécuteur français, si l’on se fie à la liste de vêtements emportés par le bourreau Jacques Élie dans sa fuite vers la Nouvelle-Angleterre en 1710. On y retrouve en effet plusieurs vêtements de couleur rouge, comme des culottes de Mazamet rouges, un gilet et une chemise de même étoffe et de même couleur, ainsi qu’un autre gilet rouge – André Lachance (7)

Le maître des tourments est marginalisé et n’inspire que l’horreur et le dégoût. Les gens estiment qu’il est contaminé par la souillure des criminels qu’il châtiait. Marginalisé socialement, il l’est aussi physiquement dans la ville, vivant à l’écart des autres, dans une demeure fournie par l’État, éloignée du centre urbain. À Québec, il habite la « redoute du bourreau », une des tours de guet qui bordaient la muraille côté ouest de la ville. On peut encore aujourd’hui visiter le lieu où s’élevait le petit édifice, à l’extrémité ouest de l’actuel Parc de l’Artillerie, près des Nouvelles casernes.

Peu expérimenté d’abord, on le laisse habituellement se « faire la main » sur les criminels, mais on s’attend à ce qu’il ne rate pas l’exécution. S’il fait mal son travail, la foule peut rapidement s’emporter et même intervenir jusqu’à libérer le prisonnier, considérée comme une victime de l’incompétence de l’exécuteur. Sa maladresse peut même lui coûter la vie. Néanmoins, il a la chance d’avoir un salaire décent. À Québec, il est payé 300 livres par an, ce qui équivaut au salaire annuel d’un ouvrier spécialisé au milieu du milieu du 18e siècle (8).

Décapitation de Lally-Tollendal (1766). Le bourreau s’y reprendra à plusieurs fois pour trancher la tête.

Décapitation de Lally-Tollendal (1766). Le bourreau s’y reprendra à plusieurs fois pour trancher la tête.

La pendaison est la plus commune des peines capitales. Des 89 personnes qui furent condamnées à la peine de mort sous le régime français, 69 furent pendus (9). Les roturiers sont ainsi traînés sur la place publique, montés sur une échelle pour être attaché à la corde puis pendus, haut et court. La décapitation est, quant à elle, le privilège des nobles. Seuls quelques gentilshommes en écopèrent, pour peine d’avoir tué leur adversaire au cours d’un duel. Mais de ces quelques nobles condamnés, tous parvinrent à s’échapper avant de subir leur châtiment. Le supplice de la roue était sans doute la plus horrible des façons de mourir. C’était un des châtiments les plus douloureux car le bourreau brisait les membres du condamné encore en vie, avant de le laisser pour mort sur une roue, face contre ciel.

Conclusion

Cette petite criminalité nous renseigne bien plus sur le quotidien des gens, sur leur manière de régler les conflits, sur les sujets de discordes communs, que les crimes graves, beaucoup plus rares. Si la conquête anglaise voit abolir la torture judiciaire, la torture en tant que sentence n’est pas abandonnée, loin de là. Des supplices bien plus horribles que ceux ci-dessus mentionnés eurent cours encore longtemps. Très longtemps. À titre d’exemple, le dernier bourreau de France, Marcel Chevalier, demeura en fonction jusqu’au 9 octobre 1981, date à laquelle la peine de mort fut abolie dans l’hexagone. 1981…

Samuel Venière

Historien

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1. Saint Edme, Dictionnaire de la pénalité dans toutes les parties du monde connu, T.1.

2. Délinquants, juges et bourreaux en Nouvelle-France, André Lachance, p. 20.

3. Ibid., p. 23.

4. Ibid., p. 124.

5. Ibid., p. 127

6. Pascal Bastien, Normand Renaud-Joly. Les châtiments non mortels, Criminocorpus [En ligne] publiée le 13 janvier 2014.

7. Op. Cit., André Lachance, p. 201.

8. Centre d’histoire la Presqu’Île: Archives régionales de Vaudreuil-Soulanges, Valeur des choses dans le temps.

9 . Ibid., Lanchance, p. 148.

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Un valet de coeur pour 50 livres : la monnaie de carte en Nouvelle-France

Que faire quand on manque de « piastres »? En 1685 à Québec, faute d’argent papier, on utilise des cartes à jouer. Comme on n’exploite pas de métaux précieux en Nouvelle-France au 17e siècle, les administrateurs comptent sur l’arrivée des bateaux à chaque fin de saison, qui transportent de la monnaie sonnante depuis la France pour payer les fonctionnaires, les fournisseurs, les soldats et les commis. Mais que faire quand le transport prend du retard? Pire encore, s’il n’arrive jamais? Afin de pallier à ce problème, un personnage va trouver une solution tout à fait innovatrice : une monnaie de papier faite de cartes à jouer! Ce qu’on sait peu, c’est qu’il s’agit du premier cas d’utilisation de papier-monnaie en Amérique du Nord, et l’un des premiers dans le monde.

Monnaie de carte du Canada valant 50 livres. Au verso, les signatures de Duplessis, Vaudreuil et Begon, 1714.

En l’an 1682, l’intendant de Québec est Jacques de Meulles. Il doit son poste à ses liens familiaux avec le ministre Colbert, alors contrôleur général des finances de France au service du roi Louis XIV. Il est responsable du développement de la colonie à une époque difficile : les nations iroquoises sont de plus en plus hostiles, alors que le gouverneur Joseph-Antoine Le Febvre de La Barre, avec lequel il s’entend plutôt mal, mène une administration désastreuse, notamment sur le plan militaire. Pour faire obstacle aux maraudes des « sauvages », le roi envoie en 1684 un détachement de soldats pour garder les dépôts de pelleteries, mais « il oubli[e] de le payer tout en ordonnant de le faire vivre ». Évidemment… Les chargements de numéraires en provenance d’Europe n’arrivent qu’en fin de saison (quand ils finissent par arriver), créant toujours beaucoup de confusion dans la colonie en manque de liquidités. Les habitants en viennent à commercer par le troc, à la manière des Amérindiens. Benjamin Sulte (1841-1923), historien, journaliste, homme politique et poète québécois, déplore cet état des choses, le qualifiant de « primitif » et « par trop gênant ».

C’est dans ce contexte de crise que l’intendant de Meulles invente, en 1685, une monnaie tout à fait nouvelle, faite de papier. Le principe est simple, mais bien pensé : l’intendant y écrit un certain montant, y appose sa signature et son sceau de cire. Sur le dos de la dame de trèfle, par exemple, on inscrit : «Bon pour la somme de quatre livres ». Une fois le navire du roi arrivé, il rembourse en espèce la monnaie de carte.

Un premier essai est fait en utilisant un simple bout de carton, qui servait de bon d’échange. À défaut d’imprimerie, on écrit ces bons à la plume et à défaut de carton on utilise du papier blanc. Or, ce dernier est trop mou, sans consistance et s’endommage facilement. Le roi n’approuve pas ce mode de paiement et refuse de payer les habitants qui en détiennent. C’est un premier échec. Cette forme de monnaie prend fin seulement un an plus tard, en 1686. Trois ans plus tard, vers 1689, de Meulles à l’idée d’utiliser l’endos blanc des cartes à jouer (comme celles que l’on connait aujourd’hui), qui, semble-t-il, abondent dans la ville de Québec. Son matériau est beaucoup plus résistant. Approuvées par le roi, ces cartes étaient signées à leur dos de la main de l’Intendant, du Greffier du Trésor de la colonie et du Gouverneur, avec la date d’émission.

Empire français d’Amérique (en vert), vers 1750.

Avec la bénédiction du roi, demande fut faite aux commerçants locaux d’accepter cette nouvelle monnaie d’échange, contre la promesse d’un remboursement en argent sonnant au retour des navires français. On utilise cette pratique pendant des années, mais elle prend fin vers 1717, car le gouvernement français n’arrive pas à rembourser l’intégralité des cartes qui transitent en Nouvelle-France. On évalue actuellement à deux millions de livres la monnaie de carte en circulation au pays vers 1714. À la même époque, certaines cartes à jouer valent jusqu’à 100 livres!
Quelques années plus tard, la monnaie de carte refait surface à la demande des commerçants. Cet argent papier équivaut à divers montants selon sa dimension. Par exemple, une carte entière pouvait normalement valoir jusqu’à 24 livres. Les cartes sont ensuite coupées en deux ou en quatre pour diviser leur prix. L’historien Marcel Trudel (1917-2011) en situe une utilisation en 1737, alors que Joseph Sévigny de la Chevrotière, un capitaine de navire membre d’une importante famille seigneuriale, achète une esclave de 13 ans de la nation des Renards au prix de 350 livres, prix habituel pour une jeune Amérindienne, qui équivaut toutefois, pour la même époque, à quatre fois le salaire annuel d’un ouvrier. La transaction, effectuée chez un notaire de Québec, rue St-Pierre en basse-ville, est entièrement réglée en monnaie-carte à jouer. Les autorités françaises procèdent à l’émission de ces cartes jusqu’à la chute de la Nouvelle-France, soit en 1763.

Le roi de cœur (2009), issu de la collection de monnaie de carte de la Monnaie Royale Canadienne. Prix: environ 90$.

De 1720 à 1760, d’autres formes de papier-monnaie voient le jour à Québec et en viennent à surpasser les cartes à jouer en popularité. Le « certificat », par exemple, est un montant certifié que les commerçants utilisent avec leurs fournisseurs, tandis que l’ « ordonnance de paiement » est un papier signé par l’intendant et qui est remboursable, au même titre que les cartes et les certificats, par une lettre de change du Trésor de la Marine. Après 1763, les Canadiens détiennent encore l’équivalent de quelque 16 millions de livres en monnaie de papier, dont seulement 3,8 % en monnaie de carte. Suite à sa défaite, la France ne remboursera pas la totalité du papier-monnaie. La plupart des habitants perdent alors confiance dans la monnaie de papier et se mettent à thésauriser chez eux, utilisant au besoin le légendaire « bas de laine ». Dans les livres d’histoire, on dépeint souvent cette monnaie-carte comme «originale» et «ingénieuse». Dans les faits, elle semble avoir affaibli l’économie de la colonie en plus de contribuer à la chute de l’empire français d’Amérique, car elle reposait davantage sur un gage de confiance des fonctionnaires que sur une contrepartie métallique.

Par la suite, d’autres types de monnaie firent leur apparition. On vit même circuler des boutons aplatis! Ces formes de devises finissent par embrouiller le système d’échange, si bien qu’on ne sût plus, pendant un temps, quelle monnaie accepter ou refuser, ni même leur valeur exacte. Si, malheureusement, aucun exemple de monnaie-carte à jouer n’a survécu jusqu’à nos jours, ce patrimoine demeure bien vivant. Pour preuve, à l’occasion du 400e de la Vieille-Capitale, la Monnaie Royale Canadienne a produit, une série « Monnaie de carte » en argent sterling à l’image de celles utilisées au 18e siècle, dont le prix varie autour de 90$ la pièce. Avis aux collectionneurs !

Samuel Venière
Cynthia Labonté

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Pour en savoir plus sur l’histoire de la monnaie canadienne, consulter l’extrait de La monnaie et la politique au Canada, disponible en format PDF ici

À voir aussi…

Martin Masse y consacre un article très concret dans son blog, traduit de l’anglais d’après une conférence donnée en Alabama en 2006

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Bière et «bouillon» en Nouvelle-France : La taverne de Jacques Boisdon

L’histoire laisse des traces sur son passage. Bien souvent, on passe devant sans même les voir. Pourtant, les signes sont bien là, nombreux et prêts à susciter, sous notre regard curieux, des « flashs » de notre passé. Dans l’arrondissement historique de la ville de Québec, une de ces traces concerne une mystérieuse plaque commémorative située au 20 de la Côte de la Fabrique, là où se dresse aujourd’hui le magasin Simons. Ce commerce, qui a pignon sur rue à cet endroit depuis plusieurs générations, occupe en fait un édifice qui abrita, en 1648, la première taverne de l’histoire de la capitale. Mieux encore, cette plaque nous rappelle, de manière assez anecdotique, que le nom du cabaretier n’était nul autre que Jacques Boisdon : un nom qui, avouons-le, incite fortement à « lever le coude »!

Au milieu du 17e siècle, Québec n’est encore qu’une colonie de peu d’importance dans le nouveau système-monde établi par les grands empires coloniaux. La ville porte en elle à peine 500 âmes, dont une bonne partie sont des religieux et des religieuses. Depuis ses touts débuts, le destin de la colonie est intimement lié à celui de la production de boissons alcoolisées. Bien avant l’arrivée des Français, la vigne pousse sur les terres qui longent le fleuve St-Laurent. Jacques Cartier, voyant cela, avait d’ailleurs surnommé l’île d’Orléans, l’« Île de Bacchus », en hommage à la divinité romaine. En fait, dès 1619 les missionnaires jésuites et récollets pressent déjà leur propre vin, destiné aux messes. Pourtant, même si certains leur trouvent des qualités surprenantes, la majorité des habitants ne supportent pas l’âcreté des vins élaborés à partir de la vigne d’ici. La plupart sont donc importés d’Europe, mais leur coût est élevé.

Enseigne d’auberge, fin du 17e siècle. Musée virtuel de la Nouvelle-France.

Les premiers colons sont surtout des buveurs de bière, une boisson qui jouit d’une mauvaise réputation en France, où on dit qu’elle « échauffe » le sang et les humeurs. En Nouvelle-France, c’est justement cela qui fait son succès auprès de ceux qui, les premiers, doivent affronter le froid mordant des rigoureux hivers québécois. C’est donc pour étancher cette soif qu’ouvrent, dans les années 1640, les premières brasseries de la ville, comme celle de la Communauté des habitants à Québec. Avant cette date, les colons boivent une espèce de boisson fermentée et fabriquée de manière artisanale par les familles dans une pièce de la maison (généralement la cuisine) avec des ressources rudimentaires. On appelle cette version primitive de la bière, le « bouillon ». Elle était préparée à partir d’un morceau de pâte crue contenant du levain que l’on mettait à tremper dans l’eau, provoquant ainsi une fermentation suffisamment alcoolisée.

C’est le 19 septembre 1648 que le Conseil de la Nouvelle-France accorde l’ouverture de la première auberge de Québec et du Canada. En fait, il s’agit à la fois d’un hôtel, d’une pâtisserie et d’une taverne, puisque le tenancier obtient aussi le droit d’exploiter les installations brassicoles du bâtiment. C’est donc, pour ainsi dire, le premier cabaret de l’histoire du Québec. Avec son nom prédestiné, Jacques Boisdon acquiert ainsi le statut de premier aubergiste et cabaretier dans la ville.

En vérité, on connaît bien peu de chose de cet homme, communément appelé « Jean » à tort, et de sa carrière, si ce n’est qu’il obtint le droit exclusif de tenir cabaret à Québec pour une période de 6 ans, et que le commerce est racheté en 1655 par un autre marchand (Pierre Denys de La Ronde), qui perpétue sa vocation de brasserie jusqu’en 1664. On peut facilement imaginer le succès d’un tel établissement dans une colonie où l’éloignement et le climat hivernal font de la vie un véritable défi. En ces murs ont lieu d’épiques scènes de rencontres entre colons, soldats et coureurs des bois, fraternisant autour de chopes de bière débordantes à la santé des rudes hivers, échangeant récits, nouvelles, éclats de rire et ragots tout en se moquant des tracas quotidiens de la survivance. Ceux-ci ont désormais un toit commun pour se réunir, manger, boire et festoyer ensemble, voire même dormir sur place si la nuit avait été trop arrosée. «La bonne affaire!», a dû penser Boisdon!

C’est à l’occasion de l’ouverture que le Conseil élabore la plus ancienne législation relative à la tenue des auberges et des cabarets en Nouvelle-France. Le tavernier est ainsi assujetti à une série de clauses qu’il doit respecter, comme empêcher tout scandale, ivrognerie, blasphème ou jeu de hasard dans sa maison et fermer son établissement les dimanches, les jours de fêtes ainsi que pendant les offices religieux. La tradition veut, à ce sujet, que le bedeau de l’église passait sa canne sous les lits de l’auberge pendant les messes, afin de s’assurer que nul de s’y cache et échappe ainsi aux engagements de sa foi. D’une façon générale, Boisdon était soumis aux ordonnances et règlements du commerce en vigueur à son époque.

« La visite » de Pierre Laforest, représentant la taverne de Jacques Boisdon, située dans l’actuel magasin Simons.

Le contrat stipule également que le cabaretier doit s’établir sur la place publique, près de l’église. Le lieu est donc fixé en un endroit aujourd’hui bien connu des marcheurs du Vieux-Québec, soit dans l’édifice de l’actuelle boutique Simons, qui lui consacre une plaque commémorative sur sa façade. Cette anecdote savoureuse à d’ailleurs inspiré Peter Simons à proposer au peintre-muraliste Pierre Laforest de l’Île d’Orléans, qui travaille d’après une technique traditionnelle apparentée à celle des maîtres hollandais du 17e siècle, d’imaginer une toile qui pourrait illustrer cette anecdote. Vous pouvez admirer ce tableau intitulé « La visite » installé au rez-de-chaussée du magasin dans le corridor reliant les corps du bâtiment. L’École hôtelière de la Capitale a également honoré une de ses salles à manger du nom de ce mystérieux personnage.

On néglige souvent l’importance de l’anecdote, et pourtant, les informations qu’elles nous livrent sont d’une richesse intarissable. «Certes, elles ne sont que des épiphénomènes ridant à peine l’océan de l’histoire. Mais n’occasionnent-elles pas des réflexions aussi profondes que les grandes théories? Ne proposent-elles pas un condensé de la nature humaine

Samuel Venière

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Pour en savoir plus sur les boissons au temps de la Nouvelle-France, consultez le fascinant ouvrage de Catherine Ferland. Bacchus en Canada: boissons, buveurs et ivresses en Nouvelle-France. Quebec City: Septentrion, 2010.

Voir aussi…

Marcel Moussette,  Cap-aux-Diamants : la revue d’histoire du Québec, n° 28, 1992, p. 18-20. La bière à l’époque de Jean-Talon

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«Gangstérisme» au Bas-Canada: La Bande à Chambers

Dans les années 1830, « un véritable règne de terreur avait affolé la ville [de Québec] et ses environs. […] À chaque instant, on signalait de nouveaux crimes dont les auteurs restaient insaisissables. Ce n’étaient que vols à main armée, que meurtres atroces, que maisons pillées, qu’églises saccagées, que sacrilèges inouïs. » Voilà les termes choisis par Louis Fréchette (1839-1908), avocat, journaliste, poète et homme politique de cette époque, dans ses mémoires pour décrire les méfaits d’un des groupes criminels qui a le plus  marqué l’histoire et l’imaginaire collectif de la ville de Québec : la bande de Chambers, aussi appelés les brigands du Carouge (Cap-Rouge).

Le 19e siècle est une ère d’urbanisation et d’immigration massive en Amérique du Nord. Les villes grossissent vite, trop vite, se gonflent d’industries fumantes qui empoisonnent l’air des rues étroites où des ouvriers s’entassent pour tenter de gagner leur vie. Dans ces conditions de promiscuité et de misère, certains sont décidés à briser les règles pour améliorer leur sort. Parmi ces villes, Québec ne fait pas exception. Les années 1830 correspondent pour elle à l’âge d’or du trafic du bois. C’est l’époque des premiers draveurs, qui risquent leur vie pour alimenter ce commerce et guider les cages de billots de bois sur les courants vers le port de de la capitale, dont l’achalandage maritime explose littéralement.

Le groupe a pour chef un dénommé Charles Chambers, un charpentier du quartier St-Roch, considéré comme un homme honnête. Après ses années glorieuses, son frère, Robert Chambers, est même maire de Québec de 1878 à 1880. On ne connaît pas avec précision le nom de tous les membres du « gang ». On sait toutefois que le principal complice de Charles était un dénommé George Waterworth. La bande, composée d’environ six membres, commence par effectuer des vols de bois puis, rapidement, des vols résidentiels chez les habitants installés en bordure du fleuve St-Laurent, dans les quartiers du vieux port et du Cap-Blanc et aussi vers Cap-Rouge, Sillery et St-Augustin. On dit que le soir, lorsqu’ils voient une lourde charge de sacs de grain partir du port en direction de la Côte-de-la-Montagne, ils s’empressent de la suivre pour pousser l’arrière de la voiture afin d’aider la bête à gravir la pente puis, arrivés à mi-chemin, laissent tomber deux ou trois sacs du chargement pour les faire débouler en bas de l’escalier Casse-Cou, où leurs amis se chargent de récupérer le butin. Une fois le larcin commis, le groupe se retrouve clandestinement dans l’obscurité boisée des Plaines d’Abraham afin de partager les gains et planifier leur prochain forfait.

Peinture de Henry Richard S. Bunnett, représentant la rivière de Cap-Rouge en 1886. Banque numérique du Musée McCord.

Charles n’hésite pas à faire usage de la violence. Un marchand qui a le malheur de vouloir le dénoncer est retrouvé noyé dans le fleuve St-Laurent. Il va même jusqu’à assassiner un des membres de sa propre bande, James Stewart, lorsque celui-ci se met en travers de sa route. L’historien Pierre-George Roy mentionne que Chambers et sa bande étaient si riches en crimes de toutes sortes qu’on leur attribua la plupart des meurtres inexpliqués survenus au Québec entre 1834 et 1837. Au fil du temps, leurs coups deviennent plus violents, plus audacieux. Les citoyens en viennent à se barricader dans leur demeure une fois la nuit tombée. La police est impuissante à résoudre ces enquêtes et la bande acquiert la réputation de ne jamais se faire prendre. Le mythe grandit, tandis qu’un climat de peur et d’angoisse pèse sur la capitale.

Un jour, le groupe commet un vol impardonnable et sacrilège aux yeux des habitants très croyants de la cité. Des vases sacrés, des coupes et des bijoux appartenant à la chapelle de la Congrégation (aujourd’hui, la Chapelle des Jésuites, située au 20 de la rue Dauphine, à l’angle de la rue d’Auteuil), sont dérobés en pleine nuit. Blasphème! Outrage! La ville offre de fortes récompenses pour quiconque détient de l’information sur les voleurs. Les recherches mènent finalement la police à fouiller la résidence de Chambers et dévoilent des preuves accablantes le reliant à plusieurs crimes irrésolus. Le chef de bande est arrêté en juillet 1835 à l’âge de trente ans, et est enfermé dans la prison de Québec, aujourd’hui le Morrin Center, situé au 44 de la Chaussée Des Écossais. Curieusement, on ne retrouva jamais le trésor volé. Plusieurs sources mentionnent que Chambers aurait enfoui celui-ci dans les environs de Cap-Rouge, près de la rivière ou encore à proximité d’un vieux moulin. Il semble que la bande prévoyait fondre les vases pour s’en faire des lingots. Arrêtés et condamnés, les voleurs n’ont pu récupérer leur trésor, qui, selon la légende, serait toujours disponible au même endroit…

La réputation de Chambers dû à ses nombreux crimes fait de son procès un événement retentissant dans la capitale. Au final, trois procès lui sont intentés, ainsi qu’à ses acolytes, au terme desquels une sentence de peine mort par pendaison commuée en exil est proclamée. Près de 175 ans plus tard, la ville de Québec demeure marquée par cette affaire. Chaque année la Commission des champs de bataille nationaux propose aux citoyens de revivre cet épisode anecdotique de l’histoire de Québec en recréant ce fameux procès. Cette activité historique et culturelle interactive permet aux spectateurs de rencontrer ces personnages du passé, comme le bourreau de la ville, et même de participer au procès de ces dangereux criminels.

Chambers est embarqué le 28 mai 1837 pour la Nouvelle-Galles du Sud,  une colonie pénitentiaire d’Australie, à bord du Cérès sous la gouverne du capitaine Squire. Selon certains historiens, il serait mort environ 6 ans après son arrivée. D’autres mentionnent toutefois qu’il serait parvenu à se libérer de ses chaînes pendant le trajet et aurait déclenché une mutinerie qui manqua de peu de prendre le contrôle du navire. Vrai ou pas, Chambers aura donné du fil à retordre à ses tortionnaires jusqu’au bout.

Samuel Venière

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Pour en savoir plus, consulter le blog de Vicky Lapointe, « La petite histoire du crime: La Bande à Chambers »

Voir aussi…

La bande de Chambers dans « Les petites choses de notre histoire ». Septième série de Pierre-George Roy, paru en 1919, en version numérique disponible en ligne

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