Un Noir vaut deux Rouges: deux siècles d’esclavage au Québec

« Je pourrai procurer autant d’aloès et d’esclaves pour le service de la marine, que Leurs Altesses exigeront » – Christophe Colomb, 1493.

Toutes les grandes puissances coloniales européennes du XVIIe siècle sont esclavagistes. Pourquoi en aurait-il été autrement ici, au Québec? Les historiens se sont pourtant longtemps plu à croire que, puisque la France s’affirmait « Terre de liberté » et affranchissait théoriquement tout esclave qui y trouvait refuge, cet état des choses rendait impensable la traite d’esclaves au Canada.

Cet article s’inspire Nouvelle-France_4_3_Esclaves_Canadad’un ouvrage* réédité en 2009 dans lequel l’historien Marcel Trudel recense le passage de 4 185 esclaves au Québec – un véritable travail de maître – entre 1632 et 1834, moment où ils disparaissent des registres suite à l’abolition de l’esclavage dans tout l’Empire britannique. Des facteurs préalables vont permettre cette pratique en Amérique. En premier lieu, l’abondance et la proximité de la «ressource»  d’esclaves rouges. Ensuite, et surtout, la tradition esclavagiste de ces mêmes Amérindiens, pour qui prisonniers de guerre et esclaves sont pratiquement synonymes. Ces derniers commencent à donner et  vendre des esclaves aux Français vers 1671. On appelle ces esclaves des Panis, un nom qui désigne proprement une tribu amérindienne de la région du Missouri (avec le temps et à cause du nombre, «Panis» devient le terme commun pour désigner tout esclave amérindien, qu’importe son origine).

Comme ces Noirs d’Afrique qui servaient d’intermédiaires auprès des négriers, les indigènes d’Amérique sont grandement responsables de la mise en servitude de leurs congénères – Marcel Trudel

Domestiques plus qu’esclaves

Des stéréotypes marquent notre imaginaire. Quand on pense au terme esclave, on visualise instinctivement un Noir enchaîné, affublé aux travaux des champs et vivant dans des conditions exécrables. C’est une vision grossie du traitement qu’on leur réserve dans les plantations des colonies anglaises et américaines les plus au Sud, où les esclaves sont soumis à un régime de violence légalement autorisé. Il en va autrement ici. Le premier esclave de Québec est un négrillon amené par les frères Kirke en 1629, lors de l’occupation anglaise du St-Laurent. Il est vendu à Le Baillif pour 50 écus (L’équivalent de 6 mois de travail d’un homme de métier), un commis français qui s’était donné aux Anglais. Trois ans plus tard, à la fin de l’occupation en 1632, il est donné à Guillaume Couillard, premier colon anobli de Nouvelle-France, qui le fait baptiser et le garde jusqu’à sa mort en 1654.

Olivier Le Jeune, premier Noir au Canada.

Olivier Le Jeune, premier Noir au Canada.

On est loin du stéréotype: le sujet n’est pas inscrit comme esclave dans les registres d’état civil, mais comme domestique. Ce qui n’exclut pas la servitude, mais les Français répugnent à utiliser le mot esclave (ce qui complique d’ailleurs beaucoup leur identification). Dans les Antilles, il y a le Code Noir, un édit officiel promulgué par Louis XIV en 1685, pour légiférer sur tout ce qui touche la vie des esclaves; droits de mariage, traitements et punitions, quantité de nourriture quotidienne minimum, etc.  C’est la première fois dans l’histoire qu’un pays réglemente avec précision les relations entre un maître et son esclave. Un second Code Noir, inspiré du premier, est aussi rédigé pour la Louisiane. En Nouvelle-France, bien que des édits officiels datant de 1709 confirment tous les Noirs et les Panis – excluant ceux provenant de nations alliées aux Français – dans leur état de servitude, rien ne réglemente précisément la vie des esclaves, comme c’est le cas dans les Antilles et en Louisiane.

Le Code noir de 1685

Le Code noir de 1685

Dans l’absence d’un Code adapté à leur situation, les colons agissent conformément aux  prescriptions du Code Noir de 1685. Il y a, dans ce document, une part d’humanité; l’esclave est assuré d’un minimum d’entretien, il reçoit une éducation catholique, est baptisé et enterré en lieux saints, on ne peut pas le torturer ou le mutiler, on ne peut pas l’abandonner quand il est vieux, on ne peut pas vendre séparément le père ou la mère de ses enfants, l’esclave peut marier un blanc et devenir libre ou encore être affranchi par la volonté de son maître, etc. On considère toujours l’esclave comme un «bien-meuble», mais on tient compte de sa qualité d’être humain. Or, ne nous faisons pas d’illusion: le Code Noir a été conçu en bonne partie pour protéger le blanc et il autorise des mesures très rigoureuses comme la peine de mort pour l’esclave qui pille, s’enfuit ou se révolte. Car tout esclave, quelle que soit sa position ou sa valeur, est considéré d’emblée comme dangereux.

Des chiffrent qui parlent

4 185 esclaves, cela paraît beaucoup. Ajoutons-y tous ceux que la documentation ne nous a pas transmis. Cependant, on se trouve devant un nombre ridiculement faible si on le compare aux autres pays esclavagistes. Que sont ces 4 200 esclaves répartis sur 200 ans d’histoire   comparé à New York, qui, en 20 ans, importe plus de 2 000 Noirs? Pour la seule année 1749, on y compte 10 500 Noirs. Le Maryland en a 8 000 en 1710. La Caroline du Sud, 12 000 en 1721. Aux Antilles, 250 000 vers 1744!

Nous avons été de modestes esclavagistes. C’est peut-être pour cette raison que nous en avons si peu parlé… – Marcel Trudel

La présence d’une main d’œuvre servile dans les colonies anglaises de la côte Est américaine est partagée. Dans le Nord, ce sont surtout des domestiques comme ici, mais de la Virginie jusqu’en Floride, ils sont la roue invisible qui fait tourner l’économie des plantations de tabac et de coton. Ils restent généralement plus nombreux en milieu rural. En Nouvelle-France, c’est plutôt le contraire. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. À première vue, on ne s’étonne pas de compter plus d’esclaves amérindiens(2 693) que de Noirs(1 443). Ce qui surprend, par contre, est qu’on retrouve une plus forte concentration d’esclaves en milieu urbain(2 536) qu’en milieu rural(1 648). Il y a un lien entre cette concentration urbaine et l’état de «domestique» dans lequel se retrouvent la plupart des esclaves.

Statistiques

Plus surprenant encore: malgré une forte majorité d’esclaves amérindiens, on note le passage de plus d’esclaves noirs(570) dans la ville de Québec que d’esclaves rouges(400).

Combien vaut un esclave?

On identifie 1 574 propriétaires d’esclaves au Québec entre 1632 et 1834, dont  85,5% sont francophones. Après les membres du clergé, les marchands et les officiers, les «petites gens» étaient au second rang des grands propriétaires (bouchers, tavernier, boulangers, armuriers, orfèvres, etc.). Des familles comme les Campeau, les Cardinal, Bourrassa, Côté, et d’autres. L’esclavagisme est surtout une institution française. Mais combien vaut un esclave? Quels sont les critères de qualité de la «marchandise»? Essentiellement, l’âge, l’apparence physique, la dentition, l’état de santé et la provenance. Un Noir qui présentent toutes ces caractéristiques est appelé une «Pièce d’Inde». On préfère de loin les esclaves en bas âge: la majorité sont acquis autour de l’âge de 14 ans pour les Amérindiens, 17 ans pour les Noirs. La jeunesse est garante de vitalité et de longévité du service chez l’esclave, mais permet aussi d’assimiler le sujet plus facilement en coupant tout lien avec ses origines ethniques dès son plus jeune âge. D’ailleurs, l’éloignement géographique est un facteur de loyauté, car comme leur terre natale est à proximité, les Amérindiens ont tendance à s’enfuir. Les Noirs (on comprend pourquoi) n’ont pas vraiment la possibilité de s’enfuir pour retourner chez eux. Ils sont ainsi réputés plus dociles et plus travaillant, mais sont aussi plus difficiles à trouver et plus dispendieux.

L’esclavage est accepté et pratiqué à presque tous les niveaux de la société. – Marcel Trudel

Règle générale, un Noir vaut deux Rouges. L’Amérindien moyen vaut à peu près 400 livres, alors que le Noir vaut en moyenne 900 livres. Comme on est à la porte  de l’abondant marché «sauvage» et très éloigné de l’Afrique, les prix varient en conséquence. Trudel observe que certains Noirs ont déjà étés payés au delà de 2 000 livres, alors que le prix maximum d’un Amérindien n’a jamais dépassé la valeur moyenne d’un esclave noir.

Marcel Trudel (1917-2011)

Marcel Trudel (1917-2011)

Cette pratique au Québec est assez anecdotique en soit, car peu de gens savent que nos ancêtres ont bel et bien étés esclavagistes. C’est un sujet qui n’est jamais abordé dans les classes. On l’aborde rapidement à l’Université, mais encore là, l’affaire est vite classée.

Celui ou celle qui s’y intéresse doit sortir des sentiers battus de l’enseignement régulier pour s’adonner à des lectures personnelles. À ce titre, le curieux finira inévitablement par consulter le travail de Marcel Trudel, qui a été le premier historien, dans les années 60, à faire revivre ce chapitre évacué de notre histoire. Il demeure aujourd’hui la référence majeure pour tout ce qui concerne l’esclavage  dans l’histoire du Québec.

Il n’y a pas de «bonne» ou «mauvaise» histoire; il n’y a que l’histoire telle qu’elle a été et toute histoire mérite d’être racontée.

Samuel Venière

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*Les informations sont tirées de l’ouvrage de Marcel Trudel Deux siècles d’esclavage au Québec, nouvelle édition préparée par Micheline D’Allaire, Bibliothèque québécoise, 2009.

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