L’horreur en spectacle: délinquants et bourreaux en Nouvelle-France

« C’est grand pitié que d’estre vieux, mais il ne l’est pas qui veut » – Jacques Lagniet

Vous êtes du genre à « blasphémer »? Soyez discret, car depuis 1666, tous les blasphémateurs, qui auront été repris sept fois, auront la lèvre supérieure coupée. Tenez votre langue, car à la huitième offense, elle vous sera enlevée. Voilà ce qu’on appelle, dans le jargon judiciaire du temps,  l’abcision: l’« action par lequel, en exécution d’un jugement, le bourreau coupe un membre à un condamné »(1). Si la sentence nous paraît sévère, exagérée, le contexte peut nous aider à comprendre:

Le verbe primait en Nouvelle-France, il supplantait l’écrit dans une société ou l’analphabétisme prévalait. On donnait sa parole. Celle-ci était une marque de confiance dans cette société. Les réputations se faisaient et se défaisaient par elles. – André Lachance (2)

Le supplice de la roue: Un condamné recevant des coups de barres, destinés àa lui briser les membres, avant d'être laissé pour mort sur une roue. « Les images de la justice dans l’estampe, de 1750 à 1789 ».

Le supplice de la roue: le condamné reçoit des coups de barres, destinés à lui rompre les membres à vif, avant d’être laissé pour mort sur une roue, face contre ciel. « Les images de la justice dans l’estampe, de 1750 à 1789 ».

L’histoire de Québec est, à bien des égards, une histoire violente. Les crimes ne sont pas rares, et ils sont durement punis par la justice, censée montrer l’exemple. La plupart du temps, ce sont des délits mineurs: vols, insultes, voies de fait. Une criminalité du quotidien qu’on attribue à quelques délinquants, qui « contaminent » la bonne société. Et pour éviter cette contamination, il faut dissuader ceux qui seraient tentés de les imiter.

Voici pourquoi les sentences graves sont presque toujours publiques. Les exécutions ont lieu devant la foule, dans les endroits les plus achalandés de la villes, dans une mise en scène calculée où la souffrance et la misère des condamnés sont offertes en spectacle par l’exécuteur des hautes-œuvres – littéralement, le bourreau – dans le but de saisir les esprits, de marquer l’imagination par la violence, la peur et le dégoût.

Transgresser

Parce qu’on tient la parole en si haute estime, une simple insulte peut mener devant les tribunaux royaux. La violence verbale est omniprésente, dans cette société ou la rudesse, voire même la brutalité des attitudes constituait la norme. La parole jaillit spontanément, et la réponse est immédiate. Mais de quoi s’insulte-t-on, au temps du régime français? Le registre est plutôt riche.

Nouvelle-France en 1749, selon Francis Back

Nouvelle-France en 1749, selon Francis Back. Scène de de la vie quotidienne, jour de marché.

Pour injurier une femme, le répertoire sexuel est particulièrement exploité. Les insultes les plus graves sont celles de « putain publique », « putain d’ivrognesse », « garçe », « maquerelle », « coureuse de garçons ». Ce sont des injures très répandues dans la colonie. Pour une femme, être accusée de prostituée est la pire des insultes, la plus déshonorante, car celle qui portent le plus attentes à ses mœurs. Pour les hommes, les pires injures sont celles qui s’attaquent à leur honnêteté; les plus répandues sont « fripon » et ses synonymes, « voleur, coquin, gueux, maraud, receleur, faquin, canaille et cartouche » (3). On les compare aussi parfois aux animaux; « bougre de chien », « cochon », « élan », « vilaine » sont tout aussi fréquents.

Ces agressions verbales sont souvent punies par des amendes qui peuvent être très élevées. En novembre 1728, Charlotte Turpin, une fermière, dut payer 100 livres à sa maîtresse, Marie-Catherine Trottier – femme du soldat des troupes de la marine François Picoté du Belestre – pour l’avoir injurié de « gueuse » et de « putain ». En 1721, deux hommes de Québec durent verser « solidairement » une amende de 400 livres à Louise Quay, la fille d’un débiteur de boisson, pour avoir affirmé « avoir eu un commerce charnel avec elle ».

A Duel with Small Swords in 1760 by Percy MacQuoid, R.I., February 6, 1897

A Duel with Small Swords in 1760 by Percy MacQuoid, R.I., February 6, 1897

Reste que si la plupart des délits commis sont d’ordres mineurs, des crimes graves ont aussi lieu. Les duels, par exemple, sont très sévèrement réprimés: la peine mort y est la seule sentence possible, mais cela n’est pas assez. Les coupables ont parfois le poignet droit coupé avant d’être pendu. La dépouille est ensuite « salie » car traînée, face contre terre, à travers toute la ville jusqu’à la voirie (littéralement, le dépotoir) pour y être jeté, à travers les déchets et les immondices. Les biens du condamné sont ensuite saisis, laissant les membres de sa famille dans une pauvreté totale et le déshonneur le plus complet.

Pourquoi un homme voudrait donc ainsi risquer de terminer sa vie? L’honneur. C’est l’unique raison, et la plus importante. L’honneur, qui est l’apanage d’une élite sociale et des privilèges qu’elle s’offre et qui la distingue des couches sociales moins élevées. Car les gens du commun ne se provoquent pas en duel et cela s’explique notamment par le fait qu’ils n’ont pas le droit de porter l’épée, un privilège réservé aux nobles et aux soldats. Cela dit, tous les duels ne finissent pas par la mort d’un des participants. De 1608 à 1763, seules 9 personnes sont décédées des suites d’un duel.

Juger

Pour qu’un jugement soit émis, une plainte doit être portée aux tribunaux royaux – à Québec, cette cour de justice porte le nom de « Prévôté ». La justice française de l’époque, dite « inquisitoire » est radicalement différente de celle qui a été implantée après la conquête anglaise de 1760, dite « accusatoire », voire opposée:

Capture d’écran 2014-10-05 à 23.10.20Puisque l’accusé est coupable jusqu’à preuve du contraire, on recourt fréquemment à la torture pour obtenir des aveux, qui sont considérés comme « la reine des preuves ». Aucun témoignage n’équivaut à un aveu. Toute la procédure judiciaire tourne autour de celui-ci, car un accusé ne peut être condamné à mort sans avoir avoué son crime. Tout est mis en œuvre pour les obtenir, la justice étant très pointilleuse en ce qui concerne les preuves, exigeant qu’elles soient « plus lucides que le clair jour luisant à midi », selon une vieille formule (4). Les aveux sont obtenus de gré ou de force, en utilisant la torture au besoin. On dit alors qu’on soumet l’individu à « la question ».

Avant de subir la question, l’individu était laissé de huit à dix heures sans manger. Il était ensuite  examiné par un chirurgien, qui évaluait sa capacité physique à subir la torture. Le maître des hautes œuvres administrait ensuite la question. Les magistrats de Paris utilisèrent souvent le supplice de l’eau ou des brodequins, pour l’épreuve de la question; à Louisbourg, on utilisa le supplice du feu, mais dans la colonie laurentienne, les juges n’utilisèrent que les brodequins. Voici en quoi le procédé consiste:

Les jambes du détenus lors du supplice du brodequin.

Les jambes du détenus lors du supplice du brodequin.

Puis l’exécuteur déchaussait le condamné, l’asseyait sur le «siège de la Question », le mettait « nues jambes », plaçait celle-ci entre quatre « bouts de planches » de bois dur (habituellement du chêne) qu’il attachait et serrait fortement avec de la corde. Ensuite commençaient les tourments. Le bourreau, après avoir inséré un coin de bois entre les jambes et la planche au niveau des genoux, frappait fortement sur le coin. […] Chaque fois que l’exécuteur frappait sur un coin, le juge demandait au supplicié d’avouer et le greffier notait fidèlement, souvent textuellement, la réponse dans un registre. – André Lanchance (5)

Normalement, les juges n’en viennent pas tout de suite à la torture. On commence par montrer au condamné tous les outils qui seront utilisés pour le faire souffrir. Ce n’est qu’une fois que tous les moyens « pacifiques » ont été employés qu’on a recours à la question. Instrument légal apte à établir la vérité judiciaire, cette méthode répond à l’une des difficultés principales qu’un juge de l’époque avait à surmonter : réunir des preuves.

D’ailleurs, une fois ces preuves obtenues, habituellement les choses ne s’améliorent pas pour le condamné. Et c’est là que le bourreau entre véritablement en scène…

Punir

Il y a bien des façons de punir: carcan, brodequins, mutilations, fouet, pendaison, décapitation, flétrissure, galères; le choix de manque pas. Le carcan était un collier métallique ou en bois servant à attacher un condamné. Surtout utilisé pour les petits criminels, on dispose le malfrat en public, pendant quelques heures, exposé à l’humiliation publique. Le fouet est également très répandu et populaire. Tant utilisé pour les soldats que les citoyens, on prévoit habituellement un trajet marqué d’arrêts où le bourreau chaque fois inflige 6 ou 7 coups au condamné, dépendamment de la gravité du crime commis.

La flétrissure, une des multiples méthodes de châtiments non-mortels.

La flétrissure, une des multiples méthodes de châtiment non-mortels. Un des bourreaux applique le fer tandis qu’un autre agite une poignée de verge, appelée communément une « bourrée », d’où s’inspire le mot « bourreau ».

La flétrissure est le fait de marquer au fer rouge un condamné. Sous le régime français, on a l’habitude de marquer l’épaule ou la joue d’une fleur de Lis. On inscrit un « V » pour les voleurs, et « W »pour un voleur récidiviste. Nul besoin de mentionner que ces marques indélébiles changent définitivement la vie des affligés, notamment quand la flétrissure est au visage… et ça c’est quand la plaie ne s’infecte pas, ce qui est rare.

Après les avoir marqués des lettres « GAL » avec le fer, on expédie parfois les condamnés aux galères. Cette peine est une des pires imaginables, les chances d’y survivre étant quasi nulles. Les galériens sont expédiés en France, débarquent au port de La Rochelle ou autres, doivent traverser à pied une partie de la France, attachés à la chaîne des forçats, subissant les coups des gardiens en plus des injures et insultes des passants, pour enfin parvenir à Marseille. De là, embarqués à bord de ces galères glauques, propulsés par toute une force humaine asservie et maltraitée, ils sont nus jusqu’à la taille et enchaînés à leur banc jour et nuit, sous la menace constante du fouet. « À leur apogée, vers 1680, les galères du roi utilisaient un total de 7000 rameurs. »(6) Considérées comme trop coûteuses et peu efficaces, les galères sont abolies en 1749, et remplacées par le « bagne », un établissement pénitentiaire de travaux forcés, alors appelés « galères sèches ».

Que faire quand, par exemple, un condamné est en fuite? La peine est-elle abandonnée? Non. En aucun cas la peine ne peut être abandonnée, car ce serait là montrer que des crimes demeurent impunis. En l’absence des criminels, le châtiment s’effectue « par effigie ». La méthode consiste à peindre une représentation du condamné et d’appliquer le châtiment à cette image. Une scène qui devait, on se l’imagine bien, être légèrement moins spectaculaire que celle d’un supplicié bien vivant.

 Éxécuter

Un seul homme détient le droit légal d’enlever la vie en Nouvelle-France: le bourreau. Il joue un rôle crucial dans la colonie pour appliquer les châtiments corporels. Il incarne ni plus ni moins que le bras justicier du roi, infligeant dans la chair et les esprits la souffrance et la vengeance royale. Il n’y a normalement qu’un bourreau en Nouvelle-France. De quoi avait-il l’air? On pense qu’il était vêtu de rouge:

[…] son costume ressemblait à celui de l’exécuteur français, si l’on se fie à la liste de vêtements emportés par le bourreau Jacques Élie dans sa fuite vers la Nouvelle-Angleterre en 1710. On y retrouve en effet plusieurs vêtements de couleur rouge, comme des culottes de Mazamet rouges, un gilet et une chemise de même étoffe et de même couleur, ainsi qu’un autre gilet rouge – André Lachance (7)

Le maître des tourments est marginalisé et n’inspire que l’horreur et le dégoût. Les gens estiment qu’il est contaminé par la souillure des criminels qu’il châtiait. Marginalisé socialement, il l’est aussi physiquement dans la ville, vivant à l’écart des autres, dans une demeure fournie par l’État, éloignée du centre urbain. À Québec, il habite la « redoute du bourreau », une des tours de guet qui bordaient la muraille côté ouest de la ville. On peut encore aujourd’hui visiter le lieu où s’élevait le petit édifice, à l’extrémité ouest de l’actuel Parc de l’Artillerie, près des Nouvelles casernes.

Peu expérimenté d’abord, on le laisse habituellement se « faire la main » sur les criminels, mais on s’attend à ce qu’il ne rate pas l’exécution. S’il fait mal son travail, la foule peut rapidement s’emporter et même intervenir jusqu’à libérer le prisonnier, considérée comme une victime de l’incompétence de l’exécuteur. Sa maladresse peut même lui coûter la vie. Néanmoins, il a la chance d’avoir un salaire décent. À Québec, il est payé 300 livres par an, ce qui équivaut au salaire annuel d’un ouvrier spécialisé au milieu du milieu du 18e siècle (8).

Décapitation de Lally-Tollendal (1766). Le bourreau s’y reprendra à plusieurs fois pour trancher la tête.

Décapitation de Lally-Tollendal (1766). Le bourreau s’y reprendra à plusieurs fois pour trancher la tête.

La pendaison est la plus commune des peines capitales. Des 89 personnes qui furent condamnées à la peine de mort sous le régime français, 69 furent pendus (9). Les roturiers sont ainsi traînés sur la place publique, montés sur une échelle pour être attaché à la corde puis pendus, haut et court. La décapitation est, quant à elle, le privilège des nobles. Seuls quelques gentilshommes en écopèrent, pour peine d’avoir tué leur adversaire au cours d’un duel. Mais de ces quelques nobles condamnés, tous parvinrent à s’échapper avant de subir leur châtiment. Le supplice de la roue était sans doute la plus horrible des façons de mourir. C’était un des châtiments les plus douloureux car le bourreau brisait les membres du condamné encore en vie, avant de le laisser pour mort sur une roue, face contre ciel.

Conclusion

Cette petite criminalité nous renseigne bien plus sur le quotidien des gens, sur leur manière de régler les conflits, sur les sujets de discordes communs, que les crimes graves, beaucoup plus rares. Si la conquête anglaise voit abolir la torture judiciaire, la torture en tant que sentence n’est pas abandonnée, loin de là. Des supplices bien plus horribles que ceux ci-dessus mentionnés eurent cours encore longtemps. Très longtemps. À titre d’exemple, le dernier bourreau de France, Marcel Chevalier, demeura en fonction jusqu’au 9 octobre 1981, date à laquelle la peine de mort fut abolie dans l’hexagone. 1981…

Samuel Venière

Historien

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1. Saint Edme, Dictionnaire de la pénalité dans toutes les parties du monde connu, T.1.

2. Délinquants, juges et bourreaux en Nouvelle-France, André Lachance, p. 20.

3. Ibid., p. 23.

4. Ibid., p. 124.

5. Ibid., p. 127

6. Pascal Bastien, Normand Renaud-Joly. Les châtiments non mortels, Criminocorpus [En ligne] publiée le 13 janvier 2014.

7. Op. Cit., André Lachance, p. 201.

8. Centre d’histoire la Presqu’Île: Archives régionales de Vaudreuil-Soulanges, Valeur des choses dans le temps.

9 . Ibid., Lanchance, p. 148.

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Premier Putsch en Amérique: Jacques Cartier en 1536

Vous n’êtes pas satisfait d’un gouvernement ? Changez-le. Faute d’un vote démocratique, il y a toujours le recours aux armes pour éliminer ceux qui détiennent le pouvoir, ce qui s’appelle un Putsch, ou coup d’état. C’est précisément ce qu’a fait Jacques Cartier en 1536 avec le chef amérindien Donnacona.

Naguère, un manuel d’histoire annonçait aux jeunes du primaire: « Cartier apporte le petit Jésus aux sauvages ». Si les Amérindiens n’avaient pas encore connu la pratique du renversement politique, Cartier la leur apportait plutôt que le « petit Jésus », en effectuant le premier putsch que l’on connaisse en Amérique du Nord. – Marcel Trudel

41_Jacques_Cartier_portraitJacques Cartier est déjà un navigateur expérimenté lorsqu’il explore le St-Laurent. Formé aux arts de la navigation depuis sa jeunesse, il a déjà voyagé jusqu’à Terre-neuve et exploré les côtes du Brésil lorsque l’évêque de Saint-Malo (ville natale de Cartier) propose au roi François 1er une expédition au Nouveau Monde en vantant les mérites de Cartier. Le roi approuve le projet, dont l’objectif clair est de « descouvrir certaines ysles et pays où l’on dit qu’il se doibt trouver grant quantité d’or et autres riches choses ».

Même si les Européens ont déjà tissé des liens harmonieux avec les Amérindiens, Cartier se méfie d’eux. Aussitôt le pied mit à terre en Gaspésie le 6 juillet 1534, il est rapidement entouré par une foule de Micmacs qui se bousculent pour lui vendre des fourrures. Il tente de les disperser en tirant une salve au dessus de leur tête, mais en vain. La confusion rend le contact difficile. Mais déjà, le lendemain, les échanges se déroulent mieux.

Un premier tour de force

Image 10 de 24 - Jacques Cartier à Gaspé, 1534.  Provenance : Bibliothèque et Archives Canada/MIKAN 2896921

Jacques Cartier à Gaspé, 1534.
Provenance : Bibliothèque et Archives Canada/MIKAN 2896921

Deux semaines plus tard, l’explorateur s’apprête à repartir vers le vieux continent. Au moment de quitter Gaspé, il s’affaire à y ériger une imposante croix lorsque le chef Donnacona fait irruption avec ses deux fils, Domagaya et Taignoagny, à bord de son canot. Il proteste contre cette croix. Il se sent lésé. Cartier l’accueille. On parlemente, sans trop se comprendre, faute d’interprète. Il finit par convaincre Donnacona de le laisser emmener ses deux fils en France. Premier tour de force!

Les deux frères vont passer huit mois en France. Ils y  apprennent le français et fournissent des renseignements précieux sur leur pays : grâce à eux, Cartier découvre en 1535 ce grand fleuve qu’il a raté l’année précédente… Il revient l’année suivante, à l’automne 1535, et retrouve les Iroquois à Stadaconné (aujourd’hui Québec). Malgré un accueil chaleureux, Cartier remarque que les habitants, dont le chef et ses fils, se tiennent loin de lui pour délibérer.

Walter Baker, L'arrivée de Jacques Cartier à Stadaconé,

Walter Baker, L’arrivée de Jacques Cartier à Stadaconé,

Il finit par comprendre qu’ils s’opposent à ce que Cartier explore plus en amont du fleuve, vers Hochelaga (aujourd’hui Montréal) et même que lui et son équipage passe l’hiver ici. Les Iroquoiens montent alors toute une scène pour effrayer Cartier: leur dieu annonce qu’il y aura bientôt tant de glace et de neige que les Français périront tous. Cartier, qui ne connaît que les hivers doux de Bretagne, éclate de rire, traite ce dieu de sot et entame son voyage.

À son retour, Cartier et ses hommes s’installent dans une place fortifiée pour hiverner. L’hiver vient, et le navigateur découvre ce n’est pas du tout celui de Saint-Malo… Le dieu de Iroquoiens n’étaient peut-être pas si sot, en fin de compte! Le scorbut fait son apparition avec l’hiver et fauche la santé de la plupart des Français. À la mi-février, des 110 hommes il n’en reste plus que 10 de valides. Cartier craint fort que les amérindiens ne profitent de cet état de faiblesse pour les attaquer. Son voyage à Hochelaga, malgré leur avertissement, les a profondément choqué. Il ordonne qu’à chaque fois que l’on approche du fort, de faire beaucoup de tapage, pour faire comme si les hommes travaillaient sans relâche. Il faut dissimuler leur situation.

Jacques Cartier rencontre encore Donnacona, chef des Iroquois et père de Domagaya et Taignoagny qui le salue par les mots 'Kanata' ou 'Cantha', ce qui veut dire groupement de huttes. C'est le premier usage attesté du nom Kanata qui deviendra Canada

Jacques Cartier rencontre encore Donnacona, chef des Iroquois et père de Domagaya et Taignoagny qui le salue par les mots ‘Kanata’ ou ‘Cantha’, ce qui veut dire groupement de huttes.
C’est le premier usage attesté du nom Kanata qui deviendra Canada

 

Le coup d’état

Au printemps revenu, il faut penser retourner en France. Mais comment assurer une présence française en ces terres nouvelles? La situation se présente mal. Les défiances continuent d’aggraver les relations et les alliances s’effritent. Donnaconna refusent même certaines entrevues à Cartier. Alors qu’un jour les Iroquois tiennent une grande assemblée, Cartier envoie des hommes pour s’enquérir de ce qui s’y passe: il apprend qu’un homme, Agona, conteste le titre de chef à Donnacona. Les fils de ce dernier, qui ont connu l’exil, viennent à Cartier lui demander d’écarter ce rival  en l’emmenant en France avec lui. Un plan germe alors dans la tête du Français.

Cartier joue de finesse et d’intrigues. Il prétend que le roi ne veut plus qu’on ramène d’Amérindien en France, mais consent à embarquer Agona et de le laisser sur une quelconque île en chemin. En réalité, Cartier à déjà tranché secrètement en faveur d’Agona. Il ne fait plus confiance à Donnacona et ses fils et cherche un moyen de les ramener en France. Mais comment?

Le 3 mai, fête de la découverte de la Sainte croix, est l’occasion choisie pour tendre un piège au chef et ses fils: après les avoir invité à une cérémonie solennelle, au moment du signal, les hommes de Cartier s’empareront de Donnacona et ses proches pour les jeter à bord des navires. Un plan des plus subtils … Mais tout ne se déroule pas comme prévu.

Second voyage de Cartier, 1535-1536.

Second voyage de Cartier, 1535-1536.

Au moment de l’arrivée de Donnacona et ses fils, les Amérindiens sont nombreux à l’accompagner. Le chef s’approche, avec « l’œil au bois, et une crainte merveilleuse ». Ils sont méfiants. Quelques instants avant de pénétrer dans le fort, le fils, Taignoagny, flaire un piège, avertit son père et le somme de rebrousser chemin. Trop tard! Cartier crie un ordre; ses hommes se saisissent de Donnacona et ses deux fils. Les autres Iroquois fuient à la débandade « comme brebis devant loup ». Le putsch est réussi. Le clan Donnacona est écarté du pouvoir. La place est désormais libre pour Agona.

Mais les Iroquois protestent contre cet enlèvement, « huchant et ullant toute la nuit comme des loups ». Le lendemain, il forment un foule menaçante devant le fort. Cartier convainc alors Donnacona qu’une fois qu’ils auront vu le roi pour lui décrire les fabuleux trésors que recèle le royaume du Saguenay, ils reviendront dans 10 ou 12 lunes, grassement récompensés par le roi. Donnacona se laisse convaincre. Il se montre devant le peuple pour le rassurer. Les Iroquois se réjouissent, renouvellent l’alliance, et apportent des provisions à leurs congénères pour leur voyage. Le 6 mai 1536, les Français accompagnés de 10 Iroquois quittent Stadaconné.

Cartier réitère sa promesse: Donnacona et les siens reviendront. Cependant, l’auteur de la relation ajoute tout de suite: « Et ce disait pour les contenter ». – Marcel Trudel

Donnaconé amené en France par Jacques Cartier au printemps 1536] © Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec. Donnacona emmené en France, dans : Adélard Desrosiers, Petite histoire du Canada. Québec. 1933.

Donnacona amené en France par Jacques Cartier au printemps 1536 © Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec. Donnacona emmené en France, dans : Adélard Desrosiers, Petite histoire du Canada. Québec. 1933.

Jacques cartier ne revient que cinq ans plus tard, en 1541.  De toute évidence, ses Amérindiens de 1536 ne sont pas de retour avec lui. Aux Iroquois qui lui rappellent sa promesse, il déclare que Donnacona est mort en France. Les autres? Il trouve réponse à tout, expliquant qu’ils vivent comme les grands de France, qu’ils se sont mariés et qu’ils n’ont pas désiré revenir. Agona, devenu chef de Stadaconé grâce au putsch de Cartier, se satisfait de cette réponse.

Le jeu qui n’en valait pas la chandelle

Le navigateur va-t-il tirer profit de son coup d’état? Pas vraiment. Agona renouvelle l’alliance avec les Français, mais rapidement la méfiance entre les deux camps reprend sa place. Cartier, de son côté, ne revient pas s’installer près de Stadaconé mais s’établit plutôt quelques kilomètres en amont du fleuve St-Laurent, à Cap-Rouge. Les relations avec les Amérindiens continuent de se dégrader. Bientôt, c’est littéralement l’état de guerre, alors que des Iroquoiens attaquent les Français qui hivernent à Charlesbourg-Royal (Cap-Rouge). Les Iroquois se vanteront d’avoir tué à Cartier plus de 35 hommes. Convaincu d’avoir trouvé quantité d’or et de diamants (en réalité, de la pyrite de fer et du quartz!), Cartier en charge ses navires et repart vers la France en 1542, sans attendre Roberval, qui arrivait avec d’autres colons. Le Putsch ne profitera pas plus à Roberval qu’à Cartier, car en 1543 les Français doivent évacuer le St-Laurent pour deux principales raisons: le climat et, surtout, l’impossibilité de commercer avec les Amérindiens, devenus hostiles…

La guerre Franco-iroquoise est une des conséquences de la politique de Jacques Cartier. C’est un premier échec de la colonisation française au Canada. Au XVIe siècle, les Français tenteront également de s’établir au Brésil et en Caroline du Sud, mais il faudra attendre en 1608 pour qu’un établissement durable soit implanté à Québec.

Samuel Venière

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1. Informations et citations tirées de Marcel Trudel, Mythes et réalités dans l’histoire du Québec, T. 5, Hurtubise, 2010, p. 13-18.

2. Dictionnaire biographique Du Canada :

Jacques Cartier http://www.biographi.ca/fr/bio/cartier_jacques_1491_1557_1F.html

Donnaconna http://www.biographi.ca/fr/bio/donnacona_1F.html

3. Musée virtuel de la Nouvelle-France

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Les camps de concentration du Québec : cicatrices de guerre.

«Des prisonniers de guerre allemands qui s’étaient échappés retournèrent volontairement au Camp Ozada, en Alberta, après s’être retrouvés face à un ours grizzly». Homeland stories: Ennemies Within

Si le visage du Québec n’a pas été défiguré comme celui de l’Europe suite aux deux guerres mondiales qui ont secoué le XXe siècle, il a néanmoins ses cicatrices de guerre, notamment celles laissées par les camps de concentration. Leur présence au Québec est méconnue, tant nos imaginaires sont marqués par l’image classique des camps de la mort nazis. Or, les camps du Québec sont forts différents…

Carte des camps canadiens de la Première Guerre. Document de la Ukrainian Canadian Civil Liberties Association. On y voit trois camps au Québec: À Beauport, Valcartier et celui de Spirit Lake, en Abitibi.

Carte des camps canadiens de la Première Guerre. Document de la Ukrainian Canadian Civil Liberties Association. On y voit quatre camps au Québec: À Montréal, Beauport, Valcartier et celui de Spirit Lake, en Abitibi.

Peut-on vraiment parler de « camps de concentration »?

Selon la définition du Petit Robert, un camp de concentration est un « lieu où l’on groupe, en temps de guerre ou de troubles, les suspects, les étrangers, les nationaux ennemies » (1). D’autres sources parlent plutôt de « camp d’internement ». L’internement signifie : « la détention dans un camp de concentration ». C’est donc le bon terme.

Camp de détention de Spirit Lake, district d'Abitibi, QC, 1916 (?)

Camp de détention de Spirit Lake, district d’Abitibi, QC, 1916 (?)

L’expression nous fait quand même penser à ceux de l’Allemagne nazie où on exécutait froidement les prisonniers. Les camps du Québec ne sont pas à cette image: on n’y exécute pas les détenus et ceux-ci ne sont, d’ordinaire, pas violentés. Leurs conditions varie beaucoup d’un camp à l’autre. Si on observe des photos d’archive du Camp de Spirit Lake, on peut voir que les gens y vivaient parfois dans des tentes en plein hiver! Ailleurs, à l’opposé, des témoignages mentionnent que les prisonniers mangent mieux que la population locale rationnée.

Durant la Grande Guerre de 1914-1918, ce sont au total 24 camps qui sont construits à travers le Canada. Le premier d’entre tous est construit à Montréal, le 30 Août 1914, et est très rapidement suivi de nombreux autres, qui «poussent» à quelques jours d’intervalle les uns des autres. En tout, quatre camps seront construits au Québec pendant cette période: un à Montréal, un à Beauport le 28 décembre 1914, un à Valcartier et un autre à Spirit Lake le 13 janvier 1915 (Cliquez ici pour voir la liste complète: Camps 1ère Guerre mondiale).

Pendant la Seconde Guerre mondiale de 1939 à 1945, on compte 26 camps à travers le Canada, dont 10 sont au Québec. Si la liste des camps gardée par Bibliothèque et Archives Canada recense plutôt 31 camps, dont 14 au Québec, elle nous informe également que 5 de ces camps n’ont jamais servis ou ont changé de vocation (Cliquez ici pour la liste complète: Camps 2e guerre mondiale).

Prisonniers de guerre allemands fumant et lisant, Farnham, QC, 1944 (Musée McCord).

Prisonniers de guerre allemands fumant et lisant, Farnham, QC, 1944 (Musée McCord).

À son apogée, en 1944, le Canada détient 34 193 prisonniers répartis dans ces camps (2). Toutefois, ces prisonniers ne sont plus, pour la très grande majorité, des citoyens étrangers, mais des prisonniers de guerre envoyés ici de la Grande-Bretagne. Parfois même des officiers nazis hauts gradés. C’est là la grande différence avec la précédente guerre, dont la plupart des détenus étaient des citoyens canadiens d’origine étrangère; «l’ennemi intérieur».

Le Canada et la Loi sur les Mesures de Guerre

Peu après l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne dans la Première Guerre mondiale en août 1914, le Canada publie un décret en vertu de la Loi sur les mesures de guerre, qui donne au gouvernement la pleine autorité de  faire tout ce qui sera jugé nécessaire pour assurer «la sécurité, la défense, la paix, l’ordre et le bien-être du Canada».  La Loi permet, entre autres, la censure des médias, la détention sans jugement ou preuve valable, la déportation sans procès, l’expropriation et le contrôle de toute propriété.

«Pendant la Première Guerre mondiale, le monde était séparé en six, il y avait des alliances. L’Allemagne, L’Autriche-Hongrie et l’Italie, c’étaient nos ennemis. Nous, on était avec la Grande-Bretagne, la France, la Russie. Tous les immigrants de nationalité ennemie ont été mis en prison.» – Louise Fillion, coordonnatrice du camp Spirit Lake, devenu un musée.

Ces mesures extraordinaires requièrent l’enregistrement, et parfois l’emprisonnement, de tous les « étrangers » ou Canadiens d’origines étrangères: ce qui inclut plus de 80,000 Canadiens. Entre 1914 et 1920, un grand total de 8 579 Canadiens ont été enfermés. De ces 8 579 captifs, seuls 2 321 étaient catégorisés « prisonniers de guerre » (3).

«En temps de guerre, les ennemis, on peut faire n’importe quoi avec. Les gens leur crachaient dessus, les frappaient, assure Mme Fillion. Même dans les grandes villes, ils ne pouvaient pas travailler.» – Louise Fillion.

Paradoxalement, beaucoup de ces immigrants sont débarqués au Canada au début des années 1900, charmés par les promesses de vie meilleure du gouvernement canadien. Mais une fois la guerre déclarée, ils ont été victimes de racisme (4). La même Loi sur les mesures de guerre a été utilisée durant la Seconde Guerre mondiale contre les Japonais, les Italiens et les Allemands canadiens. C’est, encore une fois, la même Loi qui est invoquée par le gouvernement de Pierre-Elliott Trudeau en 1970 en réaction à la crise d’octobre qui secoue le Québec.

Première guerre: l’ennemi intérieur

Manège militaire de Beauport. Comparaison d'hier et aujourd'hui.

Manège militaire de Beauport. Comparaison d’hier et aujourd’hui.

Répartis dans la plupart des provinces, les camps de détention sont installés dans des endroits variés: bases militaires, usines louées, bâtiments gouvernementaux, etc. Le premier camp (temporaire) de Québec est à Montréal et est rapidement suivi par un premier camp permanent: celui de Beauport, emménagé au sous-sol du Manège militaire. Ce dernier servit à emprisonner environ 12 personnes entre les années 1914 et 1916 (5). Il y en aura deux autres : un sur le terrain de la garnison Valcartier et un dernier à Spirit Lake en pleine forêt boréale, à 8 kilomètres d’Amos…

Figure 6 : Reconstitution du plan au sol du secteur du camp à partir des photos d'archives. 1-Baraques des détenus, 2- Cuisine des détenus, 3-Lieux d'aisance des détenus, 4- Bâtiments à fonction indéterminée, 5- Boulangerie, 6- Cuisine, 7- Magasin, 8- Entrepôt, 9- Bâtiments administratifs ?, 10- Baraques des soldats, 11- Bâtiments à l'usage des soldats (réfectoire ?), 12-Bâtiments à fonction indéterminée, 13- Guérite, 14- Entrée principale du camp, 15- Passerelle

Figure 6 : Reconstitution du plan au sol du secteur du camp à partir des photos d’archives.
1-Baraques des détenus, 2- Cuisine des détenus, 3-Lieux d’aisance des détenus,
4- Bâtiments à fonction indéterminée, 5- Boulangerie, 6- Cuisine, 7- Magasin, 8- Entrepôt,
9- Bâtiments administratifs ?, 10- Baraques des soldats, 11- Bâtiments à l’usage des soldats (réfectoire ?), 12-Bâtiments à fonction indéterminée, 13- Guérite,
14- Entrée principale du camp, 15- Passerelle

«Des 24 camps ouverts lors de la Grande guerre, seuls cinq présentent le modèle typique du véritable camp de détention avec des baraques en rangée, regroupées autour d’un champ de parade et entourées d’une haute clôture de barbelés. Parmi les quatre camps situés au Québec, celui de Spirit Lake était le seul à partager ces caractéristiques» (6)

De 1915 à 1917, jusqu’à 1 200 détenus et plus de 150 femmes et enfants sont internés au camp de Spirit Lake. Le camp est l’un des deux seuls camps canadiens à accueillir les familles des détenus: un village est construit à 1,6 km du camp pour les loger. Afin d’assurer la surveillance, une garnison d’environ 200 soldats et officiers y était stationnée en permanence.

Deuxième guerre: geôlier de la Grande-Bretagne

Jusqu’à la fin de la guerre, le Canada accueille ainsi plus de 35 000 prisonniers allemands, dont plusieurs pilotes, commandants de sous-marins et certains officiers parmi les plus haut gradés de l’armée allemande (7). Ces prisonniers ne sont plus des citoyens étrangers, mais des prisonniers de guerres envoyés ici par la Grande-Bretagne. En juin 1940, un premier contingent de 3 000 prisonniers de guerre allemands débarquent sur le sol canadien au port de Halifax. Ils sont conduits par train, dans le plus grand secret, dans des camps isolés dans le nord de l’Ontario et dans les Rocheuses.

La plupart des 26 camps – hormis celui de Fredericton – sont répartis dans 3 provinces: le Québec, l’Ontario et l’Alberta. Au Québec, plusieurs camps sont situés en Montérégie et en Estrie, plus précisément à Farnham, Grande-Ligne, Sherbrooke et L’Île-aux-Noix. Des camps forestiers employant des prisonniers allemands sont ouverts aux confins de la Mauricie et de l’Abitibi et dans le secteur de Dolbeau au Lac-Saint-Jean. Plusieurs camps, jugés trop près des villes, ne resteront pas longtemps en activité. C’est le cas de celui des Plaines d’Abraham…

Le faubourg de la misère

Les Plaines d’Abraham vont, en effet, accueillir temporairement des prisonniers de guerre. En 1940-1941, le ministère de la Défense nationale fait construire une quarantaine de bâtiments destinés à une vocation de camp de concentration et d’hôpital militaire sur la partie des Plaines nommée Cove Fields, au pied de la Citadelle.

Les baraques militaires devenues le village des pauvres sur les plaines d’Abraham entre 1945 et 1952. Source : Archives de la Commission des champs de bataille nationaux.

Les baraques militaires devenues le village des pauvres sur les plaines d’Abraham entre 1945 et 1952.
Source : Archives de la Commission des champs de bataille nationaux.

Pendant quelques mois en 1940, les bâtiments servent de camps pour les prisonniers, connu comme le camp «L» . Les premiers prisonniers arrivent en juillet 1940. En tout, quelque 800 détenus se partagent huit baraques. «Un des réfugiés détenus au camp de Cove Fields à Québec est nul autre que le petit-fils de l’empereur Guillaume d’Allemagne, le prince Frédéric de Prusse. Cousin du roi d’Angleterre, celui-ci avait préféré suivre ses compatriotes en internement plutôt que d’accepter un poste en Grande-Bretagne.» (7)

À la fin de la guerre, les bâtiments devaient être démolis, mais en 1945 une pénurie de logements frappe la ville et de nombreux ménages se retrouvent à la rue. Avec la permission du gouvernement fédéral, la ville loue donc une vingtaine de baraques pour y loger quelques familles. L’année suivante y apparaissent une école et une chapelle. L’endroit se développe rapidement, trop rapidement. La population vit dans un tel état de délabrement qu’on appelle désormais cet endroit le « faubourg de la misère » ou « punaise-ville ». Cet enchevêtrement de baraques défigure les Plaines et répugnent les touristes. Peu à peu, les autorités relogent les familles et détruisent les bâtiment au fur et à mesure de leur évacuation. Les derniers habitants du «faubourg de la misère» quittent les lieux en mai 1951 (8).

Pourquoi ressasser ces histoires de misères? D’abord, par curiosité intellectuelle. Ensuite, pour jeter la lumières sur les histoires oubliées. Par souci de vérité. Par respect pour la mémoire et la dignité de tous ceux qui nous ont précédés.

Samuel Venière

PS. Pour ceux qui préfère l’histoire en images plutôt qu’en mots: à voir l’excellent documentaire « Les camps de concentration secrets du Québec et Canada ». Bon visionnement!

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1. Petit Robert 2006. Article Camp de concentration, p. 338.

2. Encyclopédie canadienne. Article Internement. http://www.thecanadianencyclopedia.com/fr/article/internment/

3. Blogue: Aletho News. Canada’s Concentration Camps – The War Measures Act. http://alethonews.wordpress.com/2010/10/10/canadas-concentration-camps-the-war-measures-act/

4. Le Québec et les Guerres mondiales. La cave du manège militaire de Beauport: la prison des «étrangers ennemis». http://www.lequebecetlesguerres.org/la-cave-du-manege-militaire-de-beauport-la-prison-des-etrangers-ennemis/

5. Blogue: Voix de faits. Un camp de concentration à Beauport. http://voixdefaits.blogspot.ca/2011/08/un-camp-de-concentration-beauport.html

6. Association des Archéologues du Québec. Le camp de détention de Spirit Lake en Abitibi : vestiges d’un complexe carcéral de la Première guerre mondiale. http://www.archeologie.qc.ca/passee_spiritlake_fr.php?menu=3

7. Archives de Radio Canada. Prisonniers de guerre derrière les barbelés canadiens. http://archives.radio-canada.ca/guerres_conflits/prisonniers_guerre/dossiers/1553/

8. Commission des champs de bataille nationaux: Plaines d’Abraham. Huttes militaires; camp de prisonniers; faubourg de la misère – 1940-1952. http://www.ccbn-nbc.gc.ca/fr/histoire-patrimoine/histoire-site/parc-dans-ville/#huttes

«Escape attempts continued throughout the war. Escaped German PoWs returned to Camp Ozada in Alberta voluntarily after encountering a grizzly bear» – Homeland stories: Ennemies Within (traduit de l’Anglais par moi-même pour les besoins du site).

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Un Noir vaut deux Rouges: deux siècles d’esclavage au Québec

« Je pourrai procurer autant d’aloès et d’esclaves pour le service de la marine, que Leurs Altesses exigeront » – Christophe Colomb, 1493.

Toutes les grandes puissances coloniales européennes du XVIIe siècle sont esclavagistes. Pourquoi en aurait-il été autrement ici, au Québec? Les historiens se sont pourtant longtemps plu à croire que, puisque la France s’affirmait « Terre de liberté » et affranchissait théoriquement tout esclave qui y trouvait refuge, cet état des choses rendait impensable la traite d’esclaves au Canada.

Cet article s’inspire Nouvelle-France_4_3_Esclaves_Canadad’un ouvrage* réédité en 2009 dans lequel l’historien Marcel Trudel recense le passage de 4 185 esclaves au Québec – un véritable travail de maître – entre 1632 et 1834, moment où ils disparaissent des registres suite à l’abolition de l’esclavage dans tout l’Empire britannique. Des facteurs préalables vont permettre cette pratique en Amérique. En premier lieu, l’abondance et la proximité de la «ressource»  d’esclaves rouges. Ensuite, et surtout, la tradition esclavagiste de ces mêmes Amérindiens, pour qui prisonniers de guerre et esclaves sont pratiquement synonymes. Ces derniers commencent à donner et  vendre des esclaves aux Français vers 1671. On appelle ces esclaves des Panis, un nom qui désigne proprement une tribu amérindienne de la région du Missouri (avec le temps et à cause du nombre, «Panis» devient le terme commun pour désigner tout esclave amérindien, qu’importe son origine).

Comme ces Noirs d’Afrique qui servaient d’intermédiaires auprès des négriers, les indigènes d’Amérique sont grandement responsables de la mise en servitude de leurs congénères – Marcel Trudel

Domestiques plus qu’esclaves

Des stéréotypes marquent notre imaginaire. Quand on pense au terme esclave, on visualise instinctivement un Noir enchaîné, affublé aux travaux des champs et vivant dans des conditions exécrables. C’est une vision grossie du traitement qu’on leur réserve dans les plantations des colonies anglaises et américaines les plus au Sud, où les esclaves sont soumis à un régime de violence légalement autorisé. Il en va autrement ici. Le premier esclave de Québec est un négrillon amené par les frères Kirke en 1629, lors de l’occupation anglaise du St-Laurent. Il est vendu à Le Baillif pour 50 écus (L’équivalent de 6 mois de travail d’un homme de métier), un commis français qui s’était donné aux Anglais. Trois ans plus tard, à la fin de l’occupation en 1632, il est donné à Guillaume Couillard, premier colon anobli de Nouvelle-France, qui le fait baptiser et le garde jusqu’à sa mort en 1654.

Olivier Le Jeune, premier Noir au Canada.

Olivier Le Jeune, premier Noir au Canada.

On est loin du stéréotype: le sujet n’est pas inscrit comme esclave dans les registres d’état civil, mais comme domestique. Ce qui n’exclut pas la servitude, mais les Français répugnent à utiliser le mot esclave (ce qui complique d’ailleurs beaucoup leur identification). Dans les Antilles, il y a le Code Noir, un édit officiel promulgué par Louis XIV en 1685, pour légiférer sur tout ce qui touche la vie des esclaves; droits de mariage, traitements et punitions, quantité de nourriture quotidienne minimum, etc.  C’est la première fois dans l’histoire qu’un pays réglemente avec précision les relations entre un maître et son esclave. Un second Code Noir, inspiré du premier, est aussi rédigé pour la Louisiane. En Nouvelle-France, bien que des édits officiels datant de 1709 confirment tous les Noirs et les Panis – excluant ceux provenant de nations alliées aux Français – dans leur état de servitude, rien ne réglemente précisément la vie des esclaves, comme c’est le cas dans les Antilles et en Louisiane.

Le Code noir de 1685

Le Code noir de 1685

Dans l’absence d’un Code adapté à leur situation, les colons agissent conformément aux  prescriptions du Code Noir de 1685. Il y a, dans ce document, une part d’humanité; l’esclave est assuré d’un minimum d’entretien, il reçoit une éducation catholique, est baptisé et enterré en lieux saints, on ne peut pas le torturer ou le mutiler, on ne peut pas l’abandonner quand il est vieux, on ne peut pas vendre séparément le père ou la mère de ses enfants, l’esclave peut marier un blanc et devenir libre ou encore être affranchi par la volonté de son maître, etc. On considère toujours l’esclave comme un «bien-meuble», mais on tient compte de sa qualité d’être humain. Or, ne nous faisons pas d’illusion: le Code Noir a été conçu en bonne partie pour protéger le blanc et il autorise des mesures très rigoureuses comme la peine de mort pour l’esclave qui pille, s’enfuit ou se révolte. Car tout esclave, quelle que soit sa position ou sa valeur, est considéré d’emblée comme dangereux.

Des chiffrent qui parlent

4 185 esclaves, cela paraît beaucoup. Ajoutons-y tous ceux que la documentation ne nous a pas transmis. Cependant, on se trouve devant un nombre ridiculement faible si on le compare aux autres pays esclavagistes. Que sont ces 4 200 esclaves répartis sur 200 ans d’histoire   comparé à New York, qui, en 20 ans, importe plus de 2 000 Noirs? Pour la seule année 1749, on y compte 10 500 Noirs. Le Maryland en a 8 000 en 1710. La Caroline du Sud, 12 000 en 1721. Aux Antilles, 250 000 vers 1744!

Nous avons été de modestes esclavagistes. C’est peut-être pour cette raison que nous en avons si peu parlé… – Marcel Trudel

La présence d’une main d’œuvre servile dans les colonies anglaises de la côte Est américaine est partagée. Dans le Nord, ce sont surtout des domestiques comme ici, mais de la Virginie jusqu’en Floride, ils sont la roue invisible qui fait tourner l’économie des plantations de tabac et de coton. Ils restent généralement plus nombreux en milieu rural. En Nouvelle-France, c’est plutôt le contraire. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. À première vue, on ne s’étonne pas de compter plus d’esclaves amérindiens(2 693) que de Noirs(1 443). Ce qui surprend, par contre, est qu’on retrouve une plus forte concentration d’esclaves en milieu urbain(2 536) qu’en milieu rural(1 648). Il y a un lien entre cette concentration urbaine et l’état de «domestique» dans lequel se retrouvent la plupart des esclaves.

Statistiques

Plus surprenant encore: malgré une forte majorité d’esclaves amérindiens, on note le passage de plus d’esclaves noirs(570) dans la ville de Québec que d’esclaves rouges(400).

Combien vaut un esclave?

On identifie 1 574 propriétaires d’esclaves au Québec entre 1632 et 1834, dont  85,5% sont francophones. Après les membres du clergé, les marchands et les officiers, les «petites gens» étaient au second rang des grands propriétaires (bouchers, tavernier, boulangers, armuriers, orfèvres, etc.). Des familles comme les Campeau, les Cardinal, Bourrassa, Côté, et d’autres. L’esclavagisme est surtout une institution française. Mais combien vaut un esclave? Quels sont les critères de qualité de la «marchandise»? Essentiellement, l’âge, l’apparence physique, la dentition, l’état de santé et la provenance. Un Noir qui présentent toutes ces caractéristiques est appelé une «Pièce d’Inde». On préfère de loin les esclaves en bas âge: la majorité sont acquis autour de l’âge de 14 ans pour les Amérindiens, 17 ans pour les Noirs. La jeunesse est garante de vitalité et de longévité du service chez l’esclave, mais permet aussi d’assimiler le sujet plus facilement en coupant tout lien avec ses origines ethniques dès son plus jeune âge. D’ailleurs, l’éloignement géographique est un facteur de loyauté, car comme leur terre natale est à proximité, les Amérindiens ont tendance à s’enfuir. Les Noirs (on comprend pourquoi) n’ont pas vraiment la possibilité de s’enfuir pour retourner chez eux. Ils sont ainsi réputés plus dociles et plus travaillant, mais sont aussi plus difficiles à trouver et plus dispendieux.

L’esclavage est accepté et pratiqué à presque tous les niveaux de la société. – Marcel Trudel

Règle générale, un Noir vaut deux Rouges. L’Amérindien moyen vaut à peu près 400 livres, alors que le Noir vaut en moyenne 900 livres. Comme on est à la porte  de l’abondant marché «sauvage» et très éloigné de l’Afrique, les prix varient en conséquence. Trudel observe que certains Noirs ont déjà étés payés au delà de 2 000 livres, alors que le prix maximum d’un Amérindien n’a jamais dépassé la valeur moyenne d’un esclave noir.

Marcel Trudel (1917-2011)

Marcel Trudel (1917-2011)

Cette pratique au Québec est assez anecdotique en soit, car peu de gens savent que nos ancêtres ont bel et bien étés esclavagistes. C’est un sujet qui n’est jamais abordé dans les classes. On l’aborde rapidement à l’Université, mais encore là, l’affaire est vite classée.

Celui ou celle qui s’y intéresse doit sortir des sentiers battus de l’enseignement régulier pour s’adonner à des lectures personnelles. À ce titre, le curieux finira inévitablement par consulter le travail de Marcel Trudel, qui a été le premier historien, dans les années 60, à faire revivre ce chapitre évacué de notre histoire. Il demeure aujourd’hui la référence majeure pour tout ce qui concerne l’esclavage  dans l’histoire du Québec.

Il n’y a pas de «bonne» ou «mauvaise» histoire; il n’y a que l’histoire telle qu’elle a été et toute histoire mérite d’être racontée.

Samuel Venière

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*Les informations sont tirées de l’ouvrage de Marcel Trudel Deux siècles d’esclavage au Québec, nouvelle édition préparée par Micheline D’Allaire, Bibliothèque québécoise, 2009.

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Des Nazis au Québec : La bataille inconnue du St-Laurent

« Je suis allé déjeuner; j’ai demandé deux saucisses et j’ai eu deux torpilles à la place. »
John Kinch, Survivant du HMCS Charlottetown, torpillé en septembre 1942 dans le St-Laurent par le U-517.

Le 31 juillet 2012, la presse annonçait avec stupéfaction la découverte d’une épave de sous-marin allemand datant de la Seconde guerre mondiale dans le fleuve Churchill, au Labrador. Comment est-ce possible? Le U-Boot allemand, cette arme redoutable qui sème littéralement la terreur dans les mers lors des deux grandes guerres, se serait-il retrouvé là par erreur?

U-Boot allemand de la Seconde guerre mondiale.

U-Boot allemand de la Seconde guerre mondiale.

Du tout. Hitler s’intéresse au Québec, assez du moins pour aller jusqu’à tenter d’acheter l’île d’Anticosti juste avant la guerre, en 1937! Sans succès. Mais les sous-marins de la Kriegsmarine se sont bel et biens introduits sur le territoire québécois en 1942 et avec un succès phénoménal. Personne n’aurait cru qu’ils pourraient pénétrer si profondément dans les terres, une fois à moins de 350 kilomètres de la ville de Québec. Avançant furtivement dans les eaux du fleuve St-Laurent, les Allemands parviennent à y torpiller plus de 26 navires entre 1942 et 1944 dans ce chapitre inconnu de l’histoire du Québec. Inconnu, ou plutôt méconnu, car bien que la presse de l’époque se soit saisi du dossier, le gouvernement canadien déploya des efforts considérables pour filtrer l’information diffusée dans les médias sur les affrontements qui avaient lieu sur le fleuve à l’époque des évènements. Méconnu, surtout, car aucune province canadienne n’a inclus la bataille du St-Laurent dans son programme d’étude en histoire. Méconnu, enfin, pour avoir été ignoré par des générations d’historiens et de professeurs.

Remontons le temps. Cette bataille est, en quelques sortes, une des retombées de la bataille de l’Atlantique, qui a pour objectif la maîtrise des routes commerciales entre l’Europe et l’Amérique du Nord. «Une bataille dans une bataille». Au tournant de la décennie 1940, la décision est ainsi prise par les autorités canadiennes de transformer le petit port de Gaspé en base navale afin d’accueillir les navires de la Marine royale en attendant la construction du complexe militaire de Fort Ramsay dont l’ouverture n’est prévue qu’en mai 1942. C’est à ce moment que surgissent des mers les U-boote au large de Gaspé, ces armes qui fendent littéralement les mers comme une lame, ces armes qui avaient faillit mettre l’Angleterre à genoux lors de la Grande guerre de 1914-18.

La Gaspésie sur le pied de guerre

Le petit village devient un lieu militaire stratégique dans la bataille de l’Atlantique. L’armée tresse un filet anti-sous-marins fait de câbles d’acier en travers de la baie de Gaspé et des militaires par milliers sont dépêchés dans la région. Le quotidien des gens est bousculé : des masques à gaz sont distribués, un couvre-feu est appliqué, qu’on appelle le Black-Out car on doit calfeutrer les fenêtres une fois le soir venu, et un corps de protection civile composé de citoyens volontaires est mis sur pied pour patrouiller les rues et détecter les « gens louches ». Des guetteurs scrutent en permanence les eaux du fleuve. Tout est modulé en fonction des impératifs de la guerre, illustrant le caractère « total » de ce conflit. Un journaliste de La Presse écrira:

Les Gaspésiens ont l’œil ouvert. Chaque Gaspésien est devenu un guetteur en service 24h par jour (1)

Un climat de vigilance s’installe, mais personne ne se doute que les Allemands s’aventureront jusqu’ici. Le 11 mai 1942 survient l’inattendu:

Carte montrant les navires torpillés dans le golfe et le fleuve Saint-Laurent (1942-1945).

Carte montrant les navires torpillés dans le golfe et le fleuve Saint-Laurent (1942-1945).

« Il faisait encore nuit lorsque le sous-marin U-553, commandé par le commandant Karl Thurmann, remonta à la surface un peu à l’est de Rivière-Aux-Renards, pas bien loin de Fame Point dans la péninsule de Gaspé. Mais voici qu’avant minuit […], il aperçut un cargo qui venait vers lui, […]  il le laissa s’approcher, puis lança deux torpilles qui touchèrent le cargo de plein fouet. Le temps de descendre deux chaloupes de sauvetage et le SS Nicoya, un navire de 5 364 tonnes, s’enfonçait dans le St-Laurent à une quinzaine de kilomètres de Pointe-à-la-Frégate. »

Le SS Nicoya, qui ralliait les contingents transatlantiques vers la Grande-Bretagne, n’est qu’un échauffement. Le submersible répète son exploit trois heures plus tard en coulant le SS Leto près de Rivière-la-Madeleine, tuant 16 marins (6 dans Nicoya, 10 dans le Leto).  Cette agression ouvre les hostilités de la bataille du St-Laurent. C’est la première fois, depuis 1812, que des navires ennemis pénètrent dans le fleuve St-Laurent dans l’intention de tuer! Fin juin, le U-112 s’introduit dans le fleuve et envoie par le fond trois navires. Le U-517, arrivé un peu plus tard, en torpille 9 lors d’une seule sortie! Une de ses torpilles ayant raté sa cible atteint les côtes du village de St-Yvon. Cette torpille est aujourd’hui conservée au musée de Gaspésie. Le 15 septembre, deux navires cargos, le SS Saturnus et le SS Inger Elizabeth, sont touchés au large de Cap-des-Rosiers alors qu’ils transitent vers l’Angleterre. Quelques résidents sont témoins d’une scène évoquant des rescapés mutilés, couverts de sangs et de pétrole. Une scène qui se répète le lendemain, alors que deux autres navires sombres dans les eaux du fleuve (le SS Mount Pindus et le SS Mount Taygetus). En octobre et novembre, d’autres attaques sanglantes surviennent au large du Cap-Chat et de Matane.

«J'ai été la victime d'une indiscrétion». En novembre 1943, 30 000 exemplaires de cette affiche furent distribués au Canada.

«J’ai été la victime d’une indiscrétion». Sur cette image, un homme mort accuse le public d’avoir entraîné son décès tragique en mer, à cause de leurs commérages. En novembre 1943, 30 000 exemplaires de cette affiche furent distribués au Canada.

Pendant cet automne 1942, les exploits des sous-marins font scandale dans la presse. La propagande canadienne véhicule l’idée que ces « loups gris » menacent les innocents tels des assassins; furtifs, cruels en sans conscience. La désorientation s’accentue. Le gouvernement canadien tente de canaliser l’information qui circule, mais les nouvelles se répandent plus vite que les censeurs ne peuvent la contrôler, ce qui n’est pas sans inquiéter les Québécois. Le Service d’écoute à Berlin prépare même des rapports sur la situation canadienne, se moquant ouvertement du gouvernement canadien sur leurs ondes et ridiculisant le silence officiel sur un sujet dont « tout le monde est au courant en Gaspésie » (2) !

Voilà maintenant plusieurs mois que les Gaspésiens sont sur le pied de guerre. Les rescapés sont accueillis et logés tantôt par les villageois, tantôt dans les hôtels de la région. Les populations riveraines du St-Laurent sont alors les seules au Canada à vivre en état de guerre. De la berge, ils entendent les détonations, observent parfois des combats ou des navires torpillés et découvrent des débris sur les berges, voire des épaves entières, qu’ils dépouillent de leur contenu (2). Les Augustines Hospitalières de Gaspé accueillent également des blessés. Le 10 mai 1945, l’un de ces fameux U-Boot se rend même à la Marine canadienne et est immobilisé dans le petit port de Gaspé, qui accueille très vite une foule de curieux.

Des espions nazis infiltrent le territoire

Nous savons qu’au moins trois espions nazis ont infiltré le territoire. Le premier de ces espions arriva au Canada en novembre 1942. Il se nomme Werner Alfred Weldemar von Janowski. C’est un officier de l’Abwehr, le service de renseignement de l’état-major de l’Allemagne. Il arriva discrètement dans la Baie des Chaleurs dans la nuit du 8 au 9 et descendit à l’est du village paisible de New Carlisle. Trahi à l’hôtel où il se présente par son accent germanique, ses billets de banque désuets des années 1920 et le récit de ses allées et venues, il est rapidement arrêté a bord d’un train vers Montréal. Soumis à un interrogatoire musclé, il collabore sans résistance avec les autorités québécoises et devient un agent double. Or, notre espion conserve en secret un poste émetteur, d’où il continue de transmettre des informations à ses supérieurs. Un agent-double, double! Arrêté de nouveau, il est incarcéré à New Carlisle puis à Montréal.

Espion allemand Werner von Janowski

Espion allemand Werner von Janowski

Un deuxième espion arriva au mois de juin 1942.  Il s’appelait Alfred Langbein et parvint au Canada à bord d’un sous-marin comme son prédécesseur. Il séjourna quelques temps au Nouveau-Brunswick, à St-John, avant de se rendre à Ottawa. « Les documents rappellent qu’il fut certainement le plus intéressants des espions que le Canada accueillit à cette époque», raconte Jacques Castonguay, ancien militaire de la Deuxième guerre mondiale et auteurs de plusieurs ouvrages sur le sujet. Castonguay continue «Avait-il une mission précise lorsqu’il arriva au pays? On ne saurait le dire. Ce qui est certain, c’est qu’il appartenait lui aussi à l’Abwehr et qu’il ne dérangea guère les autorités. Logeant au Grand Hôtel d’Ottawa, il lisait beaucoup et était d’une compagnie plutôt agréable. […] De plus,  si on en croit son comportement,  on est enclin à croire qu’il décida de ne pas espionner au Canada. C’est ainsi que, pendant les deux années qu’il passa dans le centre-ville de la capitale du Canada, Alfred Langbein donna l’impression d’être un citoyen bien ordinaire » (3).

Castonguay mentionne un troisième espion, dont la preuve, bien que convaincante, ne tient qu’à son expérience personnelle. Il raconte qu’en 1941, alors qu’il vit à St-Jean Port-Joli avec sa famille, un étranger se présente chez eux, réclamant à manger d’un geste de la main. Sa mère, répondant avec bienveillance en français, puis en Anglais, n’eût, à sa surprise, aucune réponse sinon le même geste que le précédent. L’individu s’inclina ensuite, et continua sa course. L’auteur précise : « Définitivement, il ne s’agissait pas là d’un mendiant ordinaire ». Quelques jours après l’incident, la presse locale confirme qu’un espion allemand avait été vu à Québec. Pour Castonguay, il ne fait aucun doute que leur mendiant de St-Jean-Port-Joli était cet espion.

La « défaite » ou la « victoire » du St-Laurent?

Le Seconde guerre mondiale est aussi une guerre d’innovations. La bataille de l’Atlantique, et donc celle du St-Laurent, est marquée par d’importantes avancées technologiques, comme les radars. La minuscule Marine royale, qui ne comprend que 13 navires et 1 900 marins en 1939 comptera 400 navires et 90 000 marins en 1945. De son côté, la Kriegsmarine allemande entre en guerre, en 1939, avec 57 sous-marins et en aura construit 1 153 en à la fin de la guerre (4).

D’un point de vue psychologique, ces sous-marins constitue une force de dissuasion formidable. Du point de vue stratégique, leur efficacité dans le fleuve St-Laurent est non négligeable, ayant percé les défenses canadiennes, déposé des mines près de Halifax et des espions en Gaspésie, en immobilisant tout commerce sur le fleuve. D’un autre côté, l’effort du Canada pour répondre aux attaques et rattraper son retard technologique sur l’Allemagne est considérable. La chasse aux U-Boote, synchronisée par la Marine et l’Aviation canadienne, donne des résultats, mais insuffisants. Au final, aucun sous-marin allemand n’est coulé dans le Fleuve St-Laurent, contre 26 navires torpillés par les submersibles ennemis.

Victoire, ou donc défaite? En 1948, un ancien combattant de la Marine royale canadienne, James W. Essex, écrivait un volume intitulé Victory in St. Lawrence, le titre ne laissant aucun doute sur la conclusion de l’auteur. Michael L. Hadley, professeur émérite d’études germanique en Colombie-Britannique et auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire navale de l’Allemagne et du Canada, n’est pas de cet avis, affirmant que dans toute cette histoire, on ne discerne aucune trace d’une victoire canadienne, mais au contraire d’une défaite. L’ex militaire Jacques Castonguay cité plus haut rejoint Hadley sur ce point, précisant à juste titre que dans l’histoire officielle du Service maritime du Canada, il est écrit que s’il avait fallu que le fleuve fasse l’objet d’attaques continuelles des U-Boote, on aurait pu conclure, d’une certaine manière, que le Canada avait été défait dans le St-Laurent en 1942.

Samuel Venière

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1. FOURNIER J. LANTAGNE C. et KIROUAC A., La bataille du St-Laurent: Vue du rivage, Magazine Gaspésie. Dossier : La bataille du St-Laurent, été 2003, p. 23

2. HADLEY Michael L., La bataille du St-Laurent, Magazine Gaspésie. Dossier : La bataille du St-Laurent, été 2003, p. 19

3. CASTONGUAY Jacques, La bataille du St-Laurent, 2012, p. 61

4. Op. Cit., Michael L. Hadley, p. 15

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La chute de Québec en 1629: L’art de la guerre

« Une forteresse se prend par l’habileté, non pas par la seule violence » – Arthur Conan Doyle, the british campaign in France and in Flanders.

Peu de gens savent que la première chute de Québec ne date pas de 1759, mais bien d’un siècle et demi plus tôt en 1629, suite aux manœuvres des frères Kirke. À cette époque, Québec n’est encore qu’un comptoir, comme les Européens en sèment depuis une centaine d’années partout en Amérique du Nord, qui se développe autour d’une petite place forte;  l’Habitation. Sa structure temporaire en bois rappelle les petits châteaux médiévaux, avec logement, magasins et ouvrages défensifs. Elle est le centre névralgique de toutes les opérations menées en Nouvelle-France. Construite par Samuel De Champlain en 1608, elle sera entièrement rénovée en 1623, prenant dès lors l’aspect d’un U flanqué de deux tourelles d’angle et ceinturé d’une palissade (1. p. 56). L’Habitation prend l’allure d’un véritable fortin. Malgré cela, ces fortifications restent rudimentaires.

Maquette de Michel Bergeron reconstituant Québec en 1635, date de la mort de Champlain.

L’aventure des frères Kirke s’inscrit dans le contexte de la guerre de Trente Ans en Europe, plus spécifiquement à la lumière des manœuvres pour l’exclusivité pour le commerce de fourrures en Amérique du Nord. Dès le début du 17e siècle, les Anglais et les Français ont des yeux voraces rivés sur les ressources du Nouveau Monde. Les deux nations rivalisent pour s’y établir en premier et une véritable course commence alors: La France fonde Tadoussac en 1600 et Québec en 1608 alors que la Grande-Bretagne, non loin de là, établit des colons à Jamestown en 1607 et à Plymouth en 1620. Des rivalités incessantes mènent à une déclaration de guerre officielle entre la France de Louis XIII et l’Angleterre de Charles 1er en 1627. Mais l’expédition des Kirke ne peut être comprise comme le prolongement de cette guerre en Amérique. Elle résulte plutôt d’une révolte des huguenots (protestants français) contre l’attitude du Cardinal Richelieu et la convoitise suscitée par la traite des fourrures dans la vallée laurentienne (1. p. 96).

En 1627, Louis XIII et son ministre Richelieu accorde le monopole exclusif de la traite des pelleteries (fourrures) à la nouvelle Compagnie des Cents-Associés. Au même moment, des marchands londoniens, dont Gervase Kirke, demandent des privilèges sur le même territoire au roi d’Angleterre. Celui-ci accorde, en 1628, des lettres autorisant la course et l’attaque de tout navire français dans la zone concernée. Les fils de Gervase Kirke (David, Lewis, Thomas, John et James) montent ainsi une escadre de trois navires sous le commandement de l’aîné, David. Pourtant, les Kirke ne sont pas Anglais… Mais bien Français! Les frères David et Thomas Kirke naissent à Dieppe, en France. Issu d’une famille marchande, David fera fortune en commerçant tant en France qu’en Angleterre.  Convertie en corsaire et attirée par les opportunités commerciales fournies par la guerre, la famille part une première fois de Grande-Bretagne en 1628 avec pour objectif de soumettre la Nouvelle-France (2).

L’art et l’éthique de la guerre en Europe

Soldats français du début du XVIIe siècle: Ces soldats français sont habillés dans un style qui est répandu dans presque toute l’Europe occidentale au début du XVIIe siècle. Gravure du milieu du XIXe siècle, d’après un dessin d’Alfred de Marbot.

La logique militaire du 17e siècle n’implique pas nécessairement la destruction totale de l’adversaire. On se contente de prendre avantage sur l’ennemi et de l’affaiblir afin d’en tirer le maximum. On conçois la guerre différemment, presque comme un sport, une démonstration d’habiletés. Comme les lois implicites encadrant un duel entre gentilshommes, la guerre est soumise à un ensemble de règles d’éthique ou code de civilité. La courtoisie fait toujours partie des échanges, symbole du raffinement et de l’éducation des hommes qui s’opposent. On préfère les escarmouches et les petits affrontements aux grandes batailles coûteuses. En Europe, on invite même parfois les citadins à assister aux batailles à partir des remparts de la ville la plus près en guise de spectacle! N’est-ce pas trop dangereux? Pas encore. L’efficacité de l’appareil militaire demeure relativement médiocre (3). Le principe même de la guerre revêt un aspect de divertissement, qui va rapidement disparaître à la fin du 17e siècle. C’est qu’à ce moment, les développements de la cannonerie provoquent une hausse effrayante du nombre de mort sur le champ de bataille et des scènes de plus en plus morbides et difficiles à voir. Assister, même de loin, à une bataille devient trop risqué dû à la portée croissante des projectiles et on finit par interdire cette pratique, par sécurité.

Les commandements militaires sont habituellement le privilège des nobles; les « bellatores» (littéralement, ceux qui se battent). C’est l’ordre de préférence de la société. Leur pratique doit donc être le reflet de cette classe. Cette courtoisie, on la remarque dans le conflit qui va opposer Samuel de Champlain aux frères Kirke, notamment par le biais des échanges que s’écriront les deux parties par l’entremise de lettres ainsi que du vocabulaire employé lors des négociations.

Les frères passent à l’assaut

Em 1628, les frères Kirke tentent une première fois de conquérir de Québec. Avec 150 fantassins à bord de leur trois navires, ils descendent le fleuve et s’emparent de Tadoussac.  Afin de couper les vivres aux Français, ils mettent à feu la ferme de Cap Tourmente, à proximité de Québec, qui est la première exploitation agricole en Nouvelle France (1626) et sert de réserve à foin et lieu de pâturages pour les gens de Québec. Les Kirke interceptent également un bateau portant des vivres à la cité afin d’en accélérer la soumission. Le troupe est persuadée de pouvoir prendre la ville rapidement. Tout en prenant progressivement le contrôle du fleuve Saint-Laurent d’Est en Ouest, les frères Kirke prennent leur quartiers à Tadoussac d’où ils font parvenir une missive à Champlain l’enjoignant de capituler. David Kirke écrit:

« Je m’étais préparé pour vous aller trouver trouver mais j’ai trouvé meilleur seulement d’envoyer une patache et deux chaloupes pour détruire et se saisir du bétail qui est à cap Tourmente, car je sais que, quand vous serez incommodé de vivres, j’obtiendrai plus facilement ce que je désire, qui est l’habitation. […] C’est pourquoi voyez ce que vous désirez faire, si me désirez rendre l’habitation ou non, car, Dieu aidant, tôt ou tard, il faut que je l’aie. […] Mandez-moi ce que [vous] désirez faire et traiter avec moi pour cette affaire. Envoyez moi un homme pour cet effet, lequel je vous assure de chérir comme moi-même, avec toutes sortes de consentements, et d’octroyer toutes demandes raisonnables que désirerez vous résolvant [résoudant] à me rendre l’habitation. Attendant votre réponse et vous résolvant de faire ce que dessus, je demeurerai, messieurs, et, plus bas, votre affectionné serviteur, David Quer [Kirke], du bord de La Vicaille, ce 18 juillet 1628 […] » (4. p.114)

La situation est critique pour Champlain. Québec ne manque pas d’armes, mais plutôt d’hommes et de vivres. Champlain doit agir vite, car le contrôle du fleuve par les Anglais menace d’affamer la

Ferme de Cap Tourmente construite en 1626. Première exploitation agricole en Nouvelle-France. © Francis Back

colonie, et fait alors un choix décisif ; utiliser la ruse pour tromper son adversaire. Observant que les Kirke, demeurés à Tadoussac, les menacent de loin, il déduit qu’ils ignorent si les Français sont préparés à se défendre ou non. Il décide d’exploiter cette faille et fait alors parvenir une lettre aux Kirke affirmant qu’ils ont amplement de vivres et d’armes pour combattre, ce qui est totalement faux. En guise de réponse, il leur tient cet éloquent discours:

« La vérité [est] que plus il y a de vivres en une place de guerre [et] mieux elle se maintient contre les orages du temps [...] C’est pourquoi, ayant encore des grains, blés d’Inde, pois, fèves, sans ce que le pays fournit, dont les soldats de ce lieu se passent aussi bien que s’ils avaient les meilleures farines du monde, et sachant très bien que rendre un fort et l’habitation en l’état que nous sommes maintenant, nous ne serions pas dignes de paraître hommes devant notre roi [et] que nous fussions répréhensibles et mériter un châtiment rigoureux devant Dieu et les hommes. La mort combattant nous sera honorable » (3. p.114-115).

En vérité, Champlain parle lui-même pour l’hiver de 1628-1629 de « 55 à 60 personnes » dans la colonie, dont 18 seulement « en état de travailler aux choses nécessaires, tant du fort de l’habitation qu’au Cap Tourmente » (1. p. 98). Il est loin de pouvoir supporter le siège de 150 hommes. Pourtant, même s’il n’a pas les ressources qu’il proclame, sa stratégie fonctionne! Les Anglais rebroussent chemin. Champlain avouera plus tard:

« ils [les Kirke] délibérèrent [de] ne perdre de temps, voyant n’y avoir rien à faire, croyant que nous fussions mieux pourvus de vivre et de munitions de guerre que nous étions, chaque homme étant réduit sept onces de pois par jour, n’y ayant pour l’or que cinquante livre de poudre à canon, peu de mèches et de toutes autres commodités. S’ils eussent suivis leur pointe, malaisément pouvions-nous résister, attendu la misère en laquelle nous étions, car en ces occasions bonne mine n’est pas défendue ». (4. p.115)

Ce bluff audacieux convainc les frères d’abandonner l’assaut. Pour l’instant.

Champlain a gagné du temps, mais sa situation est précaire. La disette s’installe et ce dernier joue des alliances avec les Amérindiens afin d’économiser des vivres en faisant héberger chez eux quelques colons. L’année suivante, en 1629, soutenus par la Company of Adventurers to Canada, les Kirke réapparaissent sur le fleuve Saint-Laurent avec, cette fois, une troupe de 500 hommes. Ils assiègent la ville sans tarder et écrivent à Champlain:

Monsieur, en suite de ce que mon frère [David Kirke] vous manda l’année passée que tôt ou tard il aurait Québec, n’étant secouru, il nous a chargé de vous assurer de notre amitié, comme nous vous faisons de la nôtre. Et sachant très bien les nécessités extrêmes de toutes choses auxquelles vous êtes, que vous ayez à lui remettre le fort et l’habitation entre nos mains ». (4. p. 150.)

Décidément, ceux-ci sont tenaces. N’ayant reçu aucun secours de la France et impuissant à soutenir le siège, « sans vivres, poudres ni mèche et sans secours», Champlain n’a plus le choix et se résigne à capituler et ensuite de quitter Québec, que les Kirke occuperont jusqu’en 1632. Pendant l’occupation, la plupart des Français sont déportés en France.

La conquête «illégale»

Champlain, ramené en Angleterre puis expédié en France, apprend alors que plusieurs autres places françaises sont tombées dans la guerre contre l’Angleterre, comme Port-Royal, Pentagouet et Cap-Breton. Qu’à cela ne tienne, il apprend également que la prise de Québec s’est déroulé plus de trois mois après la signature du traité de Saint-Germain-en-Laye mettant officiellement fin au conflit entre l’Angleterre et la France. Par conséquent, la prise de Québec est illégale et l’Angleterre doit rendre les territoires soumis à la France. Le 29 mars 1632, en vertu du traité, le conflit prend fin. Par conséquent, Québec comme les colonies et les terres d’Acadie sont rétrocédées à la Couronne française. Les colons de retour sur leurs terres retrouvent l’habitation et les bâtiments dans un sal état, incendiés au départ des Anglais dans un effort ultime pour nuire aux habitants.

La réputation des Kirke n’est plus à faire. En France, pendant tout le déroulement des événements de 1628-1632, des Français métropolitains brûlent des effigies des frères Kirke, considérés comme des traîtres à la patrie pour avoir livré la Nouvelle-France à la couronne anglaise. Du côté britannique, les Kirke obtiennent la citoyenneté anglaise et des titres en guise de récompense pour leurs exploits.

Pendant tout le 17e et 18e siècle, Québec demeure toujours l’objectif ultime des opérations militaires menées contre la Nouvelle-France. De nombreuses fois la cité sera la cible d’expéditions militaires anglaises, soit en 1629, en 1690 avec William Phips puis en 1711 avec Hovenden Walker et une dernière fois en 1759 avec Wolfe. À cause de son emplacement stratégique et de son rôle de capitale politique, la ville acquiert un puissant caractère militaire qui sera perpétué sous le régime anglais jusque dans les années 1830. Cette vocation militaire et récente demeure bien visible dans la physionomie moderne de la vieille ville. Ceux qui en doutent n’ont qu’à porter leurs yeux sur elle pour se heurter à ses épaisses murailles, par endroit percées d’une rangée de canons, et sa formidable citadelle de style Vauban dominant les hauteurs du Cap-Diamant depuis près de deux siècles.

Samuel Venière

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1. BERNIER et al., Québec ville militaire 1608-2008, Éditions Art Global, Presses Transcontinental Québec, 2008.

2. Place Royale. Personnages historiques: David Kirke et ses frères (~1597-~1654). Site web

3. CHILDS, John, Atlas des Guerre: la guerre au XVIIe siècle, Atlas des guerres, 2004.

4. Samuel de Champlain, Derniers récits de voyages en Nouvelle-France et autres écrits 1620-1632, Réédition intégrale en français moderne, introduction et notes par Mathieu d’Avignon, Presses de l’Université Laval, 2010.

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«Gangstérisme» au Bas-Canada: La Bande à Chambers

Dans les années 1830, « un véritable règne de terreur avait affolé la ville [de Québec] et ses environs. […] À chaque instant, on signalait de nouveaux crimes dont les auteurs restaient insaisissables. Ce n’étaient que vols à main armée, que meurtres atroces, que maisons pillées, qu’églises saccagées, que sacrilèges inouïs. » Voilà les termes choisis par Louis Fréchette (1839-1908), avocat, journaliste, poète et homme politique de cette époque, dans ses mémoires pour décrire les méfaits d’un des groupes criminels qui a le plus  marqué l’histoire et l’imaginaire collectif de la ville de Québec : la bande de Chambers, aussi appelés les brigands du Carouge (Cap-Rouge).

Le 19e siècle est une ère d’urbanisation et d’immigration massive en Amérique du Nord. Les villes grossissent vite, trop vite, se gonflent d’industries fumantes qui empoisonnent l’air des rues étroites où des ouvriers s’entassent pour tenter de gagner leur vie. Dans ces conditions de promiscuité et de misère, certains sont décidés à briser les règles pour améliorer leur sort. Parmi ces villes, Québec ne fait pas exception. Les années 1830 correspondent pour elle à l’âge d’or du trafic du bois. C’est l’époque des premiers draveurs, qui risquent leur vie pour alimenter ce commerce et guider les cages de billots de bois sur les courants vers le port de de la capitale, dont l’achalandage maritime explose littéralement.

Le groupe a pour chef un dénommé Charles Chambers, un charpentier du quartier St-Roch, considéré comme un homme honnête. Après ses années glorieuses, son frère, Robert Chambers, est même maire de Québec de 1878 à 1880. On ne connaît pas avec précision le nom de tous les membres du « gang ». On sait toutefois que le principal complice de Charles était un dénommé George Waterworth. La bande, composée d’environ six membres, commence par effectuer des vols de bois puis, rapidement, des vols résidentiels chez les habitants installés en bordure du fleuve St-Laurent, dans les quartiers du vieux port et du Cap-Blanc et aussi vers Cap-Rouge, Sillery et St-Augustin. On dit que le soir, lorsqu’ils voient une lourde charge de sacs de grain partir du port en direction de la Côte-de-la-Montagne, ils s’empressent de la suivre pour pousser l’arrière de la voiture afin d’aider la bête à gravir la pente puis, arrivés à mi-chemin, laissent tomber deux ou trois sacs du chargement pour les faire débouler en bas de l’escalier Casse-Cou, où leurs amis se chargent de récupérer le butin. Une fois le larcin commis, le groupe se retrouve clandestinement dans l’obscurité boisée des Plaines d’Abraham afin de partager les gains et planifier leur prochain forfait.

Peinture de Henry Richard S. Bunnett, représentant la rivière de Cap-Rouge en 1886. Banque numérique du Musée McCord.

Charles n’hésite pas à faire usage de la violence. Un marchand qui a le malheur de vouloir le dénoncer est retrouvé noyé dans le fleuve St-Laurent. Il va même jusqu’à assassiner un des membres de sa propre bande, James Stewart, lorsque celui-ci se met en travers de sa route. L’historien Pierre-George Roy mentionne que Chambers et sa bande étaient si riches en crimes de toutes sortes qu’on leur attribua la plupart des meurtres inexpliqués survenus au Québec entre 1834 et 1837. Au fil du temps, leurs coups deviennent plus violents, plus audacieux. Les citoyens en viennent à se barricader dans leur demeure une fois la nuit tombée. La police est impuissante à résoudre ces enquêtes et la bande acquiert la réputation de ne jamais se faire prendre. Le mythe grandit, tandis qu’un climat de peur et d’angoisse pèse sur la capitale.

Un jour, le groupe commet un vol impardonnable et sacrilège aux yeux des habitants très croyants de la cité. Des vases sacrés, des coupes et des bijoux appartenant à la chapelle de la Congrégation (aujourd’hui, la Chapelle des Jésuites, située au 20 de la rue Dauphine, à l’angle de la rue d’Auteuil), sont dérobés en pleine nuit. Blasphème! Outrage! La ville offre de fortes récompenses pour quiconque détient de l’information sur les voleurs. Les recherches mènent finalement la police à fouiller la résidence de Chambers et dévoilent des preuves accablantes le reliant à plusieurs crimes irrésolus. Le chef de bande est arrêté en juillet 1835 à l’âge de trente ans, et est enfermé dans la prison de Québec, aujourd’hui le Morrin Center, situé au 44 de la Chaussée Des Écossais. Curieusement, on ne retrouva jamais le trésor volé. Plusieurs sources mentionnent que Chambers aurait enfoui celui-ci dans les environs de Cap-Rouge, près de la rivière ou encore à proximité d’un vieux moulin. Il semble que la bande prévoyait fondre les vases pour s’en faire des lingots. Arrêtés et condamnés, les voleurs n’ont pu récupérer leur trésor, qui, selon la légende, serait toujours disponible au même endroit…

La réputation de Chambers dû à ses nombreux crimes fait de son procès un événement retentissant dans la capitale. Au final, trois procès lui sont intentés, ainsi qu’à ses acolytes, au terme desquels une sentence de peine mort par pendaison commuée en exil est proclamée. Près de 175 ans plus tard, la ville de Québec demeure marquée par cette affaire. Chaque année la Commission des champs de bataille nationaux propose aux citoyens de revivre cet épisode anecdotique de l’histoire de Québec en recréant ce fameux procès. Cette activité historique et culturelle interactive permet aux spectateurs de rencontrer ces personnages du passé, comme le bourreau de la ville, et même de participer au procès de ces dangereux criminels.

Chambers est embarqué le 28 mai 1837 pour la Nouvelle-Galles du Sud,  une colonie pénitentiaire d’Australie, à bord du Cérès sous la gouverne du capitaine Squire. Selon certains historiens, il serait mort environ 6 ans après son arrivée. D’autres mentionnent toutefois qu’il serait parvenu à se libérer de ses chaînes pendant le trajet et aurait déclenché une mutinerie qui manqua de peu de prendre le contrôle du navire. Vrai ou pas, Chambers aura donné du fil à retordre à ses tortionnaires jusqu’au bout.

Samuel Venière

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Pour en savoir plus, consulter le blog de Vicky Lapointe, « La petite histoire du crime: La Bande à Chambers »

Voir aussi…

La bande de Chambers dans « Les petites choses de notre histoire ». Septième série de Pierre-George Roy, paru en 1919, en version numérique disponible en ligne

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