Les camps de concentration du Québec : cicatrices de guerre.

«Des prisonniers de guerre allemands qui s’étaient échappés retournèrent volontairement au Camp Ozada, en Alberta, après s’être retrouvés face à un ours grizzly». Homeland stories: Ennemies Within

Si le visage du Québec n’a pas été défiguré comme celui de l’Europe suite aux deux guerres mondiales qui ont secoué le XXe siècle, il a néanmoins ses cicatrices de guerre, notamment celles laissées par les camps de concentration. Leur présence au Québec est méconnue, tant nos imaginaires sont marqués par l’image classique des camps de la mort nazis. Or, les camps du Québec sont forts différents…

Carte des camps canadiens de la Première Guerre. Document de la Ukrainian Canadian Civil Liberties Association. On y voit trois camps au Québec: À Beauport, Valcartier et celui de Spirit Lake, en Abitibi.

Carte des camps canadiens de la Première Guerre. Document de la Ukrainian Canadian Civil Liberties Association. On y voit quatre camps au Québec: À Montréal, Beauport, Valcartier et celui de Spirit Lake, en Abitibi.

Peut-on vraiment parler de « camps de concentration »?

Selon la définition du Petit Robert, un camp de concentration est un « lieu où l’on groupe, en temps de guerre ou de troubles, les suspects, les étrangers, les nationaux ennemies » (1). D’autres sources parlent plutôt de « camp d’internement ». L’internement signifie : « la détention dans un camp de concentration ». C’est donc le bon terme.

Camp de détention de Spirit Lake, district d'Abitibi, QC, 1916 (?)

Camp de détention de Spirit Lake, district d’Abitibi, QC, 1916 (?)

L’expression nous fait quand même penser à ceux de l’Allemagne nazie où on exécutait froidement les prisonniers. Les camps du Québec ne sont pas à cette image: on n’y exécute pas les détenus et ceux-ci ne sont, d’ordinaire, pas violentés. Leurs conditions varie beaucoup d’un camp à l’autre. Si on observe des photos d’archive du Camp de Spirit Lake, on peut voir que les gens y vivaient parfois dans des tentes en plein hiver! Ailleurs, à l’opposé, des témoignages mentionnent que les prisonniers mangent mieux que la population locale rationnée.

Durant la Grande Guerre de 1914-1918, ce sont au total 24 camps qui sont construits à travers le Canada. Le premier d’entre tous est construit à Montréal, le 30 Août 1914, et est très rapidement suivi de nombreux autres, qui «poussent» à quelques jours d’intervalle les uns des autres. En tout, quatre camps seront construits au Québec pendant cette période: un à Montréal, un à Beauport le 28 décembre 1914, un à Valcartier et un autre à Spirit Lake le 13 janvier 1915 (Cliquez ici pour voir la liste complète: Camps 1ère Guerre mondiale).

Pendant la Seconde Guerre mondiale de 1939 à 1945, on compte 26 camps à travers le Canada, dont 10 sont au Québec. Si la liste des camps gardée par Bibliothèque et Archives Canada recense plutôt 31 camps, dont 14 au Québec, elle nous informe également que 5 de ces camps n’ont jamais servis ou ont changé de vocation (Cliquez ici pour la liste complète: Camps 2e guerre mondiale).

Prisonniers de guerre allemands fumant et lisant, Farnham, QC, 1944 (Musée McCord).

Prisonniers de guerre allemands fumant et lisant, Farnham, QC, 1944 (Musée McCord).

À son apogée, en 1944, le Canada détient 34 193 prisonniers répartis dans ces camps (2). Toutefois, ces prisonniers ne sont plus, pour la très grande majorité, des citoyens étrangers, mais des prisonniers de guerre envoyés ici de la Grande-Bretagne. Parfois même des officiers nazis hauts gradés. C’est là la grande différence avec la précédente guerre, dont la plupart des détenus étaient des citoyens canadiens d’origine étrangère; «l’ennemi intérieur».

Le Canada et la Loi sur les Mesures de Guerre

Peu après l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne dans la Première Guerre mondiale en août 1914, le Canada publie un décret en vertu de la Loi sur les mesures de guerre, qui donne au gouvernement la pleine autorité de  faire tout ce qui sera jugé nécessaire pour assurer «la sécurité, la défense, la paix, l’ordre et le bien-être du Canada».  La Loi permet, entre autres, la censure des médias, la détention sans jugement ou preuve valable, la déportation sans procès, l’expropriation et le contrôle de toute propriété.

«Pendant la Première Guerre mondiale, le monde était séparé en six, il y avait des alliances. L’Allemagne, L’Autriche-Hongrie et l’Italie, c’étaient nos ennemis. Nous, on était avec la Grande-Bretagne, la France, la Russie. Tous les immigrants de nationalité ennemie ont été mis en prison.» – Louise Fillion, coordonnatrice du camp Spirit Lake, devenu un musée.

Ces mesures extraordinaires requièrent l’enregistrement, et parfois l’emprisonnement, de tous les « étrangers » ou Canadiens d’origines étrangères: ce qui inclut plus de 80,000 Canadiens. Entre 1914 et 1920, un grand total de 8 579 Canadiens ont été enfermés. De ces 8 579 captifs, seuls 2 321 étaient catégorisés « prisonniers de guerre » (3).

«En temps de guerre, les ennemis, on peut faire n’importe quoi avec. Les gens leur crachaient dessus, les frappaient, assure Mme Fillion. Même dans les grandes villes, ils ne pouvaient pas travailler.» – Louise Fillion.

Paradoxalement, beaucoup de ces immigrants sont débarqués au Canada au début des années 1900, charmés par les promesses de vie meilleure du gouvernement canadien. Mais une fois la guerre déclarée, ils ont été victimes de racisme (4). La même Loi sur les mesures de guerre a été utilisée durant la Seconde Guerre mondiale contre les Japonais, les Italiens et les Allemands canadiens. C’est, encore une fois, la même Loi qui est invoquée par le gouvernement de Pierre-Elliott Trudeau en 1970 en réaction à la crise d’octobre qui secoue le Québec.

Première guerre: l’ennemi intérieur

Manège militaire de Beauport. Comparaison d'hier et aujourd'hui.

Manège militaire de Beauport. Comparaison d’hier et aujourd’hui.

Répartis dans la plupart des provinces, les camps de détention sont installés dans des endroits variés: bases militaires, usines louées, bâtiments gouvernementaux, etc. Le premier camp (temporaire) de Québec est à Montréal et est rapidement suivi par un premier camp permanent: celui de Beauport, emménagé au sous-sol du Manège militaire. Ce dernier servit à emprisonner environ 12 personnes entre les années 1914 et 1916 (5). Il y en aura deux autres : un sur le terrain de la garnison Valcartier et un dernier à Spirit Lake en pleine forêt boréale, à 8 kilomètres d’Amos…

Figure 6 : Reconstitution du plan au sol du secteur du camp à partir des photos d'archives. 1-Baraques des détenus, 2- Cuisine des détenus, 3-Lieux d'aisance des détenus, 4- Bâtiments à fonction indéterminée, 5- Boulangerie, 6- Cuisine, 7- Magasin, 8- Entrepôt, 9- Bâtiments administratifs ?, 10- Baraques des soldats, 11- Bâtiments à l'usage des soldats (réfectoire ?), 12-Bâtiments à fonction indéterminée, 13- Guérite, 14- Entrée principale du camp, 15- Passerelle

Figure 6 : Reconstitution du plan au sol du secteur du camp à partir des photos d’archives.
1-Baraques des détenus, 2- Cuisine des détenus, 3-Lieux d’aisance des détenus,
4- Bâtiments à fonction indéterminée, 5- Boulangerie, 6- Cuisine, 7- Magasin, 8- Entrepôt,
9- Bâtiments administratifs ?, 10- Baraques des soldats, 11- Bâtiments à l’usage des soldats (réfectoire ?), 12-Bâtiments à fonction indéterminée, 13- Guérite,
14- Entrée principale du camp, 15- Passerelle

«Des 24 camps ouverts lors de la Grande guerre, seuls cinq présentent le modèle typique du véritable camp de détention avec des baraques en rangée, regroupées autour d’un champ de parade et entourées d’une haute clôture de barbelés. Parmi les quatre camps situés au Québec, celui de Spirit Lake était le seul à partager ces caractéristiques» (6)

De 1915 à 1917, jusqu’à 1 200 détenus et plus de 150 femmes et enfants sont internés au camp de Spirit Lake. Le camp est l’un des deux seuls camps canadiens à accueillir les familles des détenus: un village est construit à 1,6 km du camp pour les loger. Afin d’assurer la surveillance, une garnison d’environ 200 soldats et officiers y était stationnée en permanence.

Deuxième guerre: geôlier de la Grande-Bretagne

Jusqu’à la fin de la guerre, le Canada accueille ainsi plus de 35 000 prisonniers allemands, dont plusieurs pilotes, commandants de sous-marins et certains officiers parmi les plus haut gradés de l’armée allemande (7). Ces prisonniers ne sont plus des citoyens étrangers, mais des prisonniers de guerres envoyés ici par la Grande-Bretagne. En juin 1940, un premier contingent de 3 000 prisonniers de guerre allemands débarquent sur le sol canadien au port de Halifax. Ils sont conduits par train, dans le plus grand secret, dans des camps isolés dans le nord de l’Ontario et dans les Rocheuses.

La plupart des 26 camps – hormis celui de Fredericton – sont répartis dans 3 provinces: le Québec, l’Ontario et l’Alberta. Au Québec, plusieurs camps sont situés en Montérégie et en Estrie, plus précisément à Farnham, Grande-Ligne, Sherbrooke et L’Île-aux-Noix. Des camps forestiers employant des prisonniers allemands sont ouverts aux confins de la Mauricie et de l’Abitibi et dans le secteur de Dolbeau au Lac-Saint-Jean. Plusieurs camps, jugés trop près des villes, ne resteront pas longtemps en activité. C’est le cas de celui des Plaines d’Abraham…

Le faubourg de la misère

Les Plaines d’Abraham vont, en effet, accueillir temporairement des prisonniers de guerre. En 1940-1941, le ministère de la Défense nationale fait construire une quarantaine de bâtiments destinés à une vocation de camp de concentration et d’hôpital militaire sur la partie des Plaines nommée Cove Fields, au pied de la Citadelle.

Les baraques militaires devenues le village des pauvres sur les plaines d’Abraham entre 1945 et 1952. Source : Archives de la Commission des champs de bataille nationaux.

Les baraques militaires devenues le village des pauvres sur les plaines d’Abraham entre 1945 et 1952.
Source : Archives de la Commission des champs de bataille nationaux.

Pendant quelques mois en 1940, les bâtiments servent de camps pour les prisonniers, connu comme le camp «L» . Les premiers prisonniers arrivent en juillet 1940. En tout, quelque 800 détenus se partagent huit baraques. «Un des réfugiés détenus au camp de Cove Fields à Québec est nul autre que le petit-fils de l’empereur Guillaume d’Allemagne, le prince Frédéric de Prusse. Cousin du roi d’Angleterre, celui-ci avait préféré suivre ses compatriotes en internement plutôt que d’accepter un poste en Grande-Bretagne.» (7)

À la fin de la guerre, les bâtiments devaient être démolis, mais en 1945 une pénurie de logements frappe la ville et de nombreux ménages se retrouvent à la rue. Avec la permission du gouvernement fédéral, la ville loue donc une vingtaine de baraques pour y loger quelques familles. L’année suivante y apparaissent une école et une chapelle. L’endroit se développe rapidement, trop rapidement. La population vit dans un tel état de délabrement qu’on appelle désormais cet endroit le « faubourg de la misère » ou « punaise-ville ». Cet enchevêtrement de baraques défigure les Plaines et répugnent les touristes. Peu à peu, les autorités relogent les familles et détruisent les bâtiment au fur et à mesure de leur évacuation. Les derniers habitants du «faubourg de la misère» quittent les lieux en mai 1951 (8).

Pourquoi ressasser ces histoires de misères? D’abord, par curiosité intellectuelle. Ensuite, pour jeter la lumières sur les histoires oubliées. Par souci de vérité. Par respect pour la mémoire et la dignité de tous ceux qui nous ont précédés.

Samuel Venière

PS. Pour ceux qui préfère l’histoire en images plutôt qu’en mots: à voir l’excellent documentaire « Les camps de concentration secrets du Québec et Canada ». Bon visionnement!

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1. Petit Robert 2006. Article Camp de concentration, p. 338.

2. Encyclopédie canadienne. Article Internement. http://www.thecanadianencyclopedia.com/fr/article/internment/

3. Blogue: Aletho News. Canada’s Concentration Camps – The War Measures Act. http://alethonews.wordpress.com/2010/10/10/canadas-concentration-camps-the-war-measures-act/

4. Le Québec et les Guerres mondiales. La cave du manège militaire de Beauport: la prison des «étrangers ennemis». http://www.lequebecetlesguerres.org/la-cave-du-manege-militaire-de-beauport-la-prison-des-etrangers-ennemis/

5. Blogue: Voix de faits. Un camp de concentration à Beauport. http://voixdefaits.blogspot.ca/2011/08/un-camp-de-concentration-beauport.html

6. Association des Archéologues du Québec. Le camp de détention de Spirit Lake en Abitibi : vestiges d’un complexe carcéral de la Première guerre mondiale. http://www.archeologie.qc.ca/passee_spiritlake_fr.php?menu=3

7. Archives de Radio Canada. Prisonniers de guerre derrière les barbelés canadiens. http://archives.radio-canada.ca/guerres_conflits/prisonniers_guerre/dossiers/1553/

8. Commission des champs de bataille nationaux: Plaines d’Abraham. Huttes militaires; camp de prisonniers; faubourg de la misère – 1940-1952. http://www.ccbn-nbc.gc.ca/fr/histoire-patrimoine/histoire-site/parc-dans-ville/#huttes

«Escape attempts continued throughout the war. Escaped German PoWs returned to Camp Ozada in Alberta voluntarily after encountering a grizzly bear» – Homeland stories: Ennemies Within (traduit de l’Anglais par moi-même pour les besoins du site).

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Des Nazis au Québec : La bataille inconnue du St-Laurent

« Je suis allé déjeuner; j’ai demandé deux saucisses et j’ai eu deux torpilles à la place. »
John Kinch, Survivant du HMCS Charlottetown, torpillé en septembre 1942 dans le St-Laurent par le U-517.

Le 31 juillet 2012, la presse annonçait avec stupéfaction la découverte d’une épave de sous-marin allemand datant de la Seconde guerre mondiale dans le fleuve Churchill, au Labrador. Comment est-ce possible? Le U-Boot allemand, cette arme redoutable qui sème littéralement la terreur dans les mers lors des deux grandes guerres, se serait-il retrouvé là par erreur?

U-Boot allemand de la Seconde guerre mondiale.

U-Boot allemand de la Seconde guerre mondiale.

Du tout. Hitler s’intéresse au Québec, assez du moins pour aller jusqu’à tenter d’acheter l’île d’Anticosti juste avant la guerre, en 1937! Sans succès. Mais les sous-marins de la Kriegsmarine se sont bel et biens introduits sur le territoire québécois en 1942 et avec un succès phénoménal. Personne n’aurait cru qu’ils pourraient pénétrer si profondément dans les terres, une fois à moins de 350 kilomètres de la ville de Québec. Avançant furtivement dans les eaux du fleuve St-Laurent, les Allemands parviennent à y torpiller plus de 26 navires entre 1942 et 1944 dans ce chapitre inconnu de l’histoire du Québec. Inconnu, ou plutôt méconnu, car bien que la presse de l’époque se soit saisi du dossier, le gouvernement canadien déploya des efforts considérables pour filtrer l’information diffusée dans les médias sur les affrontements qui avaient lieu sur le fleuve à l’époque des évènements. Méconnu, surtout, car aucune province canadienne n’a inclus la bataille du St-Laurent dans son programme d’étude en histoire. Méconnu, enfin, pour avoir été ignoré par des générations d’historiens et de professeurs.

Remontons le temps. Cette bataille est, en quelques sortes, une des retombées de la bataille de l’Atlantique, qui a pour objectif la maîtrise des routes commerciales entre l’Europe et l’Amérique du Nord. «Une bataille dans une bataille». Au tournant de la décennie 1940, la décision est ainsi prise par les autorités canadiennes de transformer le petit port de Gaspé en base navale afin d’accueillir les navires de la Marine royale en attendant la construction du complexe militaire de Fort Ramsay dont l’ouverture n’est prévue qu’en mai 1942. C’est à ce moment que surgissent des mers les U-boote au large de Gaspé, ces armes qui fendent littéralement les mers comme une lame, ces armes qui avaient faillit mettre l’Angleterre à genoux lors de la Grande guerre de 1914-18.

La Gaspésie sur le pied de guerre

Le petit village devient un lieu militaire stratégique dans la bataille de l’Atlantique. L’armée tresse un filet anti-sous-marins fait de câbles d’acier en travers de la baie de Gaspé et des militaires par milliers sont dépêchés dans la région. Le quotidien des gens est bousculé : des masques à gaz sont distribués, un couvre-feu est appliqué, qu’on appelle le Black-Out car on doit calfeutrer les fenêtres une fois le soir venu, et un corps de protection civile composé de citoyens volontaires est mis sur pied pour patrouiller les rues et détecter les « gens louches ». Des guetteurs scrutent en permanence les eaux du fleuve. Tout est modulé en fonction des impératifs de la guerre, illustrant le caractère « total » de ce conflit. Un journaliste de La Presse écrira:

Les Gaspésiens ont l’œil ouvert. Chaque Gaspésien est devenu un guetteur en service 24h par jour (1)

Un climat de vigilance s’installe, mais personne ne se doute que les Allemands s’aventureront jusqu’ici. Le 11 mai 1942 survient l’inattendu:

Carte montrant les navires torpillés dans le golfe et le fleuve Saint-Laurent (1942-1945).

Carte montrant les navires torpillés dans le golfe et le fleuve Saint-Laurent (1942-1945).

« Il faisait encore nuit lorsque le sous-marin U-553, commandé par le commandant Karl Thurmann, remonta à la surface un peu à l’est de Rivière-Aux-Renards, pas bien loin de Fame Point dans la péninsule de Gaspé. Mais voici qu’avant minuit […], il aperçut un cargo qui venait vers lui, […]  il le laissa s’approcher, puis lança deux torpilles qui touchèrent le cargo de plein fouet. Le temps de descendre deux chaloupes de sauvetage et le SS Nicoya, un navire de 5 364 tonnes, s’enfonçait dans le St-Laurent à une quinzaine de kilomètres de Pointe-à-la-Frégate. »

Le SS Nicoya, qui ralliait les contingents transatlantiques vers la Grande-Bretagne, n’est qu’un échauffement. Le submersible répète son exploit trois heures plus tard en coulant le SS Leto près de Rivière-la-Madeleine, tuant 16 marins (6 dans Nicoya, 10 dans le Leto).  Cette agression ouvre les hostilités de la bataille du St-Laurent. C’est la première fois, depuis 1812, que des navires ennemis pénètrent dans le fleuve St-Laurent dans l’intention de tuer! Fin juin, le U-112 s’introduit dans le fleuve et envoie par le fond trois navires. Le U-517, arrivé un peu plus tard, en torpille 9 lors d’une seule sortie! Une de ses torpilles ayant raté sa cible atteint les côtes du village de St-Yvon. Cette torpille est aujourd’hui conservée au musée de Gaspésie. Le 15 septembre, deux navires cargos, le SS Saturnus et le SS Inger Elizabeth, sont touchés au large de Cap-des-Rosiers alors qu’ils transitent vers l’Angleterre. Quelques résidents sont témoins d’une scène évoquant des rescapés mutilés, couverts de sangs et de pétrole. Une scène qui se répète le lendemain, alors que deux autres navires sombres dans les eaux du fleuve (le SS Mount Pindus et le SS Mount Taygetus). En octobre et novembre, d’autres attaques sanglantes surviennent au large du Cap-Chat et de Matane.

«J'ai été la victime d'une indiscrétion». En novembre 1943, 30 000 exemplaires de cette affiche furent distribués au Canada.

«J’ai été la victime d’une indiscrétion». Sur cette image, un homme mort accuse le public d’avoir entraîné son décès tragique en mer, à cause de leurs commérages. En novembre 1943, 30 000 exemplaires de cette affiche furent distribués au Canada.

Pendant cet automne 1942, les exploits des sous-marins font scandale dans la presse. La propagande canadienne véhicule l’idée que ces « loups gris » menacent les innocents tels des assassins; furtifs, cruels en sans conscience. La désorientation s’accentue. Le gouvernement canadien tente de canaliser l’information qui circule, mais les nouvelles se répandent plus vite que les censeurs ne peuvent la contrôler, ce qui n’est pas sans inquiéter les Québécois. Le Service d’écoute à Berlin prépare même des rapports sur la situation canadienne, se moquant ouvertement du gouvernement canadien sur leurs ondes et ridiculisant le silence officiel sur un sujet dont « tout le monde est au courant en Gaspésie » (2) !

Voilà maintenant plusieurs mois que les Gaspésiens sont sur le pied de guerre. Les rescapés sont accueillis et logés tantôt par les villageois, tantôt dans les hôtels de la région. Les populations riveraines du St-Laurent sont alors les seules au Canada à vivre en état de guerre. De la berge, ils entendent les détonations, observent parfois des combats ou des navires torpillés et découvrent des débris sur les berges, voire des épaves entières, qu’ils dépouillent de leur contenu (2). Les Augustines Hospitalières de Gaspé accueillent également des blessés. Le 10 mai 1945, l’un de ces fameux U-Boot se rend même à la Marine canadienne et est immobilisé dans le petit port de Gaspé, qui accueille très vite une foule de curieux.

Des espions nazis infiltrent le territoire

Nous savons qu’au moins trois espions nazis ont infiltré le territoire. Le premier de ces espions arriva au Canada en novembre 1942. Il se nomme Werner Alfred Weldemar von Janowski. C’est un officier de l’Abwehr, le service de renseignement de l’état-major de l’Allemagne. Il arriva discrètement dans la Baie des Chaleurs dans la nuit du 8 au 9 et descendit à l’est du village paisible de New Carlisle. Trahi à l’hôtel où il se présente par son accent germanique, ses billets de banque désuets des années 1920 et le récit de ses allées et venues, il est rapidement arrêté a bord d’un train vers Montréal. Soumis à un interrogatoire musclé, il collabore sans résistance avec les autorités québécoises et devient un agent double. Or, notre espion conserve en secret un poste émetteur, d’où il continue de transmettre des informations à ses supérieurs. Un agent-double, double! Arrêté de nouveau, il est incarcéré à New Carlisle puis à Montréal.

Espion allemand Werner von Janowski

Espion allemand Werner von Janowski

Un deuxième espion arriva au mois de juin 1942.  Il s’appelait Alfred Langbein et parvint au Canada à bord d’un sous-marin comme son prédécesseur. Il séjourna quelques temps au Nouveau-Brunswick, à St-John, avant de se rendre à Ottawa. « Les documents rappellent qu’il fut certainement le plus intéressants des espions que le Canada accueillit à cette époque», raconte Jacques Castonguay, ancien militaire de la Deuxième guerre mondiale et auteurs de plusieurs ouvrages sur le sujet. Castonguay continue «Avait-il une mission précise lorsqu’il arriva au pays? On ne saurait le dire. Ce qui est certain, c’est qu’il appartenait lui aussi à l’Abwehr et qu’il ne dérangea guère les autorités. Logeant au Grand Hôtel d’Ottawa, il lisait beaucoup et était d’une compagnie plutôt agréable. […] De plus,  si on en croit son comportement,  on est enclin à croire qu’il décida de ne pas espionner au Canada. C’est ainsi que, pendant les deux années qu’il passa dans le centre-ville de la capitale du Canada, Alfred Langbein donna l’impression d’être un citoyen bien ordinaire » (3).

Castonguay mentionne un troisième espion, dont la preuve, bien que convaincante, ne tient qu’à son expérience personnelle. Il raconte qu’en 1941, alors qu’il vit à St-Jean Port-Joli avec sa famille, un étranger se présente chez eux, réclamant à manger d’un geste de la main. Sa mère, répondant avec bienveillance en français, puis en Anglais, n’eût, à sa surprise, aucune réponse sinon le même geste que le précédent. L’individu s’inclina ensuite, et continua sa course. L’auteur précise : « Définitivement, il ne s’agissait pas là d’un mendiant ordinaire ». Quelques jours après l’incident, la presse locale confirme qu’un espion allemand avait été vu à Québec. Pour Castonguay, il ne fait aucun doute que leur mendiant de St-Jean-Port-Joli était cet espion.

La « défaite » ou la « victoire » du St-Laurent?

Le Seconde guerre mondiale est aussi une guerre d’innovations. La bataille de l’Atlantique, et donc celle du St-Laurent, est marquée par d’importantes avancées technologiques, comme les radars. La minuscule Marine royale, qui ne comprend que 13 navires et 1 900 marins en 1939 comptera 400 navires et 90 000 marins en 1945. De son côté, la Kriegsmarine allemande entre en guerre, en 1939, avec 57 sous-marins et en aura construit 1 153 en à la fin de la guerre (4).

D’un point de vue psychologique, ces sous-marins constitue une force de dissuasion formidable. Du point de vue stratégique, leur efficacité dans le fleuve St-Laurent est non négligeable, ayant percé les défenses canadiennes, déposé des mines près de Halifax et des espions en Gaspésie, en immobilisant tout commerce sur le fleuve. D’un autre côté, l’effort du Canada pour répondre aux attaques et rattraper son retard technologique sur l’Allemagne est considérable. La chasse aux U-Boote, synchronisée par la Marine et l’Aviation canadienne, donne des résultats, mais insuffisants. Au final, aucun sous-marin allemand n’est coulé dans le Fleuve St-Laurent, contre 26 navires torpillés par les submersibles ennemis.

Victoire, ou donc défaite? En 1948, un ancien combattant de la Marine royale canadienne, James W. Essex, écrivait un volume intitulé Victory in St. Lawrence, le titre ne laissant aucun doute sur la conclusion de l’auteur. Michael L. Hadley, professeur émérite d’études germanique en Colombie-Britannique et auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire navale de l’Allemagne et du Canada, n’est pas de cet avis, affirmant que dans toute cette histoire, on ne discerne aucune trace d’une victoire canadienne, mais au contraire d’une défaite. L’ex militaire Jacques Castonguay cité plus haut rejoint Hadley sur ce point, précisant à juste titre que dans l’histoire officielle du Service maritime du Canada, il est écrit que s’il avait fallu que le fleuve fasse l’objet d’attaques continuelles des U-Boote, on aurait pu conclure, d’une certaine manière, que le Canada avait été défait dans le St-Laurent en 1942.

Samuel Venière

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1. FOURNIER J. LANTAGNE C. et KIROUAC A., La bataille du St-Laurent: Vue du rivage, Magazine Gaspésie. Dossier : La bataille du St-Laurent, été 2003, p. 23

2. HADLEY Michael L., La bataille du St-Laurent, Magazine Gaspésie. Dossier : La bataille du St-Laurent, été 2003, p. 19

3. CASTONGUAY Jacques, La bataille du St-Laurent, 2012, p. 61

4. Op. Cit., Michael L. Hadley, p. 15

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