Bière et «bouillon» en Nouvelle-France : La taverne de Jacques Boisdon

L’histoire laisse des traces sur son passage. Bien souvent, on passe devant sans même les voir. Pourtant, les signes sont bien là, nombreux et prêts à susciter, sous notre regard curieux, des « flashs » de notre passé. Dans l’arrondissement historique de la ville de Québec, une de ces traces concerne une mystérieuse plaque commémorative située au 20 de la Côte de la Fabrique, là où se dresse aujourd’hui le magasin Simons. Ce commerce, qui a pignon sur rue à cet endroit depuis plusieurs générations, occupe en fait un édifice qui abrita, en 1648, la première taverne de l’histoire de la capitale. Mieux encore, cette plaque nous rappelle, de manière assez anecdotique, que le nom du cabaretier n’était nul autre que Jacques Boisdon : un nom qui, avouons-le, incite fortement à « lever le coude »!

Au milieu du 17e siècle, Québec n’est encore qu’une colonie de peu d’importance dans le nouveau système-monde établi par les grands empires coloniaux. La ville porte en elle à peine 500 âmes, dont une bonne partie sont des religieux et des religieuses. Depuis ses touts débuts, le destin de la colonie est intimement lié à celui de la production de boissons alcoolisées. Bien avant l’arrivée des Français, la vigne pousse sur les terres qui longent le fleuve St-Laurent. Jacques Cartier, voyant cela, avait d’ailleurs surnommé l’île d’Orléans, l’« Île de Bacchus », en hommage à la divinité romaine. En fait, dès 1619 les missionnaires jésuites et récollets pressent déjà leur propre vin, destiné aux messes. Pourtant, même si certains leur trouvent des qualités surprenantes, la majorité des habitants ne supportent pas l’âcreté des vins élaborés à partir de la vigne d’ici. La plupart sont donc importés d’Europe, mais leur coût est élevé.

Enseigne d’auberge, fin du 17e siècle. Musée virtuel de la Nouvelle-France.

Les premiers colons sont surtout des buveurs de bière, une boisson qui jouit d’une mauvaise réputation en France, où on dit qu’elle « échauffe » le sang et les humeurs. En Nouvelle-France, c’est justement cela qui fait son succès auprès de ceux qui, les premiers, doivent affronter le froid mordant des rigoureux hivers québécois. C’est donc pour étancher cette soif qu’ouvrent, dans les années 1640, les premières brasseries de la ville, comme celle de la Communauté des habitants à Québec. Avant cette date, les colons boivent une espèce de boisson fermentée et fabriquée de manière artisanale par les familles dans une pièce de la maison (généralement la cuisine) avec des ressources rudimentaires. On appelle cette version primitive de la bière, le « bouillon ». Elle était préparée à partir d’un morceau de pâte crue contenant du levain que l’on mettait à tremper dans l’eau, provoquant ainsi une fermentation suffisamment alcoolisée.

C’est le 19 septembre 1648 que le Conseil de la Nouvelle-France accorde l’ouverture de la première auberge de Québec et du Canada. En fait, il s’agit à la fois d’un hôtel, d’une pâtisserie et d’une taverne, puisque le tenancier obtient aussi le droit d’exploiter les installations brassicoles du bâtiment. C’est donc, pour ainsi dire, le premier cabaret de l’histoire du Québec. Avec son nom prédestiné, Jacques Boisdon acquiert ainsi le statut de premier aubergiste et cabaretier dans la ville.

En vérité, on connaît bien peu de chose de cet homme, communément appelé « Jean » à tort, et de sa carrière, si ce n’est qu’il obtint le droit exclusif de tenir cabaret à Québec pour une période de 6 ans, et que le commerce est racheté en 1655 par un autre marchand (Pierre Denys de La Ronde), qui perpétue sa vocation de brasserie jusqu’en 1664. On peut facilement imaginer le succès d’un tel établissement dans une colonie où l’éloignement et le climat hivernal font de la vie un véritable défi. En ces murs ont lieu d’épiques scènes de rencontres entre colons, soldats et coureurs des bois, fraternisant autour de chopes de bière débordantes à la santé des rudes hivers, échangeant récits, nouvelles, éclats de rire et ragots tout en se moquant des tracas quotidiens de la survivance. Ceux-ci ont désormais un toit commun pour se réunir, manger, boire et festoyer ensemble, voire même dormir sur place si la nuit avait été trop arrosée. «La bonne affaire!», a dû penser Boisdon!

C’est à l’occasion de l’ouverture que le Conseil élabore la plus ancienne législation relative à la tenue des auberges et des cabarets en Nouvelle-France. Le tavernier est ainsi assujetti à une série de clauses qu’il doit respecter, comme empêcher tout scandale, ivrognerie, blasphème ou jeu de hasard dans sa maison et fermer son établissement les dimanches, les jours de fêtes ainsi que pendant les offices religieux. La tradition veut, à ce sujet, que le bedeau de l’église passait sa canne sous les lits de l’auberge pendant les messes, afin de s’assurer que nul de s’y cache et échappe ainsi aux engagements de sa foi. D’une façon générale, Boisdon était soumis aux ordonnances et règlements du commerce en vigueur à son époque.

« La visite » de Pierre Laforest, représentant la taverne de Jacques Boisdon, située dans l’actuel magasin Simons.

Le contrat stipule également que le cabaretier doit s’établir sur la place publique, près de l’église. Le lieu est donc fixé en un endroit aujourd’hui bien connu des marcheurs du Vieux-Québec, soit dans l’édifice de l’actuelle boutique Simons, qui lui consacre une plaque commémorative sur sa façade. Cette anecdote savoureuse à d’ailleurs inspiré Peter Simons à proposer au peintre-muraliste Pierre Laforest de l’Île d’Orléans, qui travaille d’après une technique traditionnelle apparentée à celle des maîtres hollandais du 17e siècle, d’imaginer une toile qui pourrait illustrer cette anecdote. Vous pouvez admirer ce tableau intitulé « La visite » installé au rez-de-chaussée du magasin dans le corridor reliant les corps du bâtiment. L’École hôtelière de la Capitale a également honoré une de ses salles à manger du nom de ce mystérieux personnage.

On néglige souvent l’importance de l’anecdote, et pourtant, les informations qu’elles nous livrent sont d’une richesse intarissable. «Certes, elles ne sont que des épiphénomènes ridant à peine l’océan de l’histoire. Mais n’occasionnent-elles pas des réflexions aussi profondes que les grandes théories? Ne proposent-elles pas un condensé de la nature humaine

Samuel Venière

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Pour en savoir plus sur les boissons au temps de la Nouvelle-France, consultez le fascinant ouvrage de Catherine Ferland. Bacchus en Canada: boissons, buveurs et ivresses en Nouvelle-France. Quebec City: Septentrion, 2010.

Voir aussi…

Marcel Moussette,  Cap-aux-Diamants : la revue d’histoire du Québec, n° 28, 1992, p. 18-20. La bière à l’époque de Jean-Talon

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«Gangstérisme» au Bas-Canada: La Bande à Chambers

Dans les années 1830, « un véritable règne de terreur avait affolé la ville [de Québec] et ses environs. […] À chaque instant, on signalait de nouveaux crimes dont les auteurs restaient insaisissables. Ce n’étaient que vols à main armée, que meurtres atroces, que maisons pillées, qu’églises saccagées, que sacrilèges inouïs. » Voilà les termes choisis par Louis Fréchette (1839-1908), avocat, journaliste, poète et homme politique de cette époque, dans ses mémoires pour décrire les méfaits d’un des groupes criminels qui a le plus  marqué l’histoire et l’imaginaire collectif de la ville de Québec : la bande de Chambers, aussi appelés les brigands du Carouge (Cap-Rouge).

Le 19e siècle est une ère d’urbanisation et d’immigration massive en Amérique du Nord. Les villes grossissent vite, trop vite, se gonflent d’industries fumantes qui empoisonnent l’air des rues étroites où des ouvriers s’entassent pour tenter de gagner leur vie. Dans ces conditions de promiscuité et de misère, certains sont décidés à briser les règles pour améliorer leur sort. Parmi ces villes, Québec ne fait pas exception. Les années 1830 correspondent pour elle à l’âge d’or du trafic du bois. C’est l’époque des premiers draveurs, qui risquent leur vie pour alimenter ce commerce et guider les cages de billots de bois sur les courants vers le port de de la capitale, dont l’achalandage maritime explose littéralement.

Le groupe a pour chef un dénommé Charles Chambers, un charpentier du quartier St-Roch, considéré comme un homme honnête. Après ses années glorieuses, son frère, Robert Chambers, est même maire de Québec de 1878 à 1880. On ne connaît pas avec précision le nom de tous les membres du « gang ». On sait toutefois que le principal complice de Charles était un dénommé George Waterworth. La bande, composée d’environ six membres, commence par effectuer des vols de bois puis, rapidement, des vols résidentiels chez les habitants installés en bordure du fleuve St-Laurent, dans les quartiers du vieux port et du Cap-Blanc et aussi vers Cap-Rouge, Sillery et St-Augustin. On dit que le soir, lorsqu’ils voient une lourde charge de sacs de grain partir du port en direction de la Côte-de-la-Montagne, ils s’empressent de la suivre pour pousser l’arrière de la voiture afin d’aider la bête à gravir la pente puis, arrivés à mi-chemin, laissent tomber deux ou trois sacs du chargement pour les faire débouler en bas de l’escalier Casse-Cou, où leurs amis se chargent de récupérer le butin. Une fois le larcin commis, le groupe se retrouve clandestinement dans l’obscurité boisée des Plaines d’Abraham afin de partager les gains et planifier leur prochain forfait.

Peinture de Henry Richard S. Bunnett, représentant la rivière de Cap-Rouge en 1886. Banque numérique du Musée McCord.

Charles n’hésite pas à faire usage de la violence. Un marchand qui a le malheur de vouloir le dénoncer est retrouvé noyé dans le fleuve St-Laurent. Il va même jusqu’à assassiner un des membres de sa propre bande, James Stewart, lorsque celui-ci se met en travers de sa route. L’historien Pierre-George Roy mentionne que Chambers et sa bande étaient si riches en crimes de toutes sortes qu’on leur attribua la plupart des meurtres inexpliqués survenus au Québec entre 1834 et 1837. Au fil du temps, leurs coups deviennent plus violents, plus audacieux. Les citoyens en viennent à se barricader dans leur demeure une fois la nuit tombée. La police est impuissante à résoudre ces enquêtes et la bande acquiert la réputation de ne jamais se faire prendre. Le mythe grandit, tandis qu’un climat de peur et d’angoisse pèse sur la capitale.

Un jour, le groupe commet un vol impardonnable et sacrilège aux yeux des habitants très croyants de la cité. Des vases sacrés, des coupes et des bijoux appartenant à la chapelle de la Congrégation (aujourd’hui, la Chapelle des Jésuites, située au 20 de la rue Dauphine, à l’angle de la rue d’Auteuil), sont dérobés en pleine nuit. Blasphème! Outrage! La ville offre de fortes récompenses pour quiconque détient de l’information sur les voleurs. Les recherches mènent finalement la police à fouiller la résidence de Chambers et dévoilent des preuves accablantes le reliant à plusieurs crimes irrésolus. Le chef de bande est arrêté en juillet 1835 à l’âge de trente ans, et est enfermé dans la prison de Québec, aujourd’hui le Morrin Center, situé au 44 de la Chaussée Des Écossais. Curieusement, on ne retrouva jamais le trésor volé. Plusieurs sources mentionnent que Chambers aurait enfoui celui-ci dans les environs de Cap-Rouge, près de la rivière ou encore à proximité d’un vieux moulin. Il semble que la bande prévoyait fondre les vases pour s’en faire des lingots. Arrêtés et condamnés, les voleurs n’ont pu récupérer leur trésor, qui, selon la légende, serait toujours disponible au même endroit…

La réputation de Chambers dû à ses nombreux crimes fait de son procès un événement retentissant dans la capitale. Au final, trois procès lui sont intentés, ainsi qu’à ses acolytes, au terme desquels une sentence de peine mort par pendaison commuée en exil est proclamée. Près de 175 ans plus tard, la ville de Québec demeure marquée par cette affaire. Chaque année la Commission des champs de bataille nationaux propose aux citoyens de revivre cet épisode anecdotique de l’histoire de Québec en recréant ce fameux procès. Cette activité historique et culturelle interactive permet aux spectateurs de rencontrer ces personnages du passé, comme le bourreau de la ville, et même de participer au procès de ces dangereux criminels.

Chambers est embarqué le 28 mai 1837 pour la Nouvelle-Galles du Sud,  une colonie pénitentiaire d’Australie, à bord du Cérès sous la gouverne du capitaine Squire. Selon certains historiens, il serait mort environ 6 ans après son arrivée. D’autres mentionnent toutefois qu’il serait parvenu à se libérer de ses chaînes pendant le trajet et aurait déclenché une mutinerie qui manqua de peu de prendre le contrôle du navire. Vrai ou pas, Chambers aura donné du fil à retordre à ses tortionnaires jusqu’au bout.

Samuel Venière

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Pour en savoir plus, consulter le blog de Vicky Lapointe, « La petite histoire du crime: La Bande à Chambers »

Voir aussi…

La bande de Chambers dans « Les petites choses de notre histoire ». Septième série de Pierre-George Roy, paru en 1919, en version numérique disponible en ligne

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